C’est un beau garçon. Athlétique, de haute taille, il marche devant moi, mais je ne le vois pas.
Personne ne voit personne dans les couloirs du métro, n’est-ce pas ? Sauf les prédateurs, bien entendu. Circulation de zombies parmi lesquels, peut-être, des fantômes se pressent encore vers l'exposition universelle de 1900.
Il porte un superbe costume bleu, mais je ne le sais pas encore. Il doit se rendre à un rendez-vous important, un entretien d’embauche, ou une fête. Tout à l’heure, en le voyant de près, je pencherai pour la fête, parce qu’il est vraiment très élégant. En tout cas, il est pressé, peut être joyeux, ou impatient.
 
Pressé, trop pressé : il est violemment happé par la rame qui arrive à toute vitesse.
Pendant des jours, et des nuits, j’entendrai en boucle le bruit. Mat, sourd, horrible.
Le voilà étendu sur le quai gris du métro/boulot/dodo, cet eldorado pour lequel il a quitté les couleurs de l’Afrique.
 
Le chef de train a arrêté la circulation : c’est le règlement, il faut attendre les autorités ; les secours, visiblement, sont superflus.
Un type prend son mal en patience et passe et repasse en sifflotant devant cet homme qui, il y a une heure encore allait à une fête, et  git là, dans son beau costume, sur la poussière grise.
Mais quelques zombies se sont éveillés et protestent bruyamment contre cet arrêt.
Le chef de train crie : " un peu de décence, un homme est en train de mourir, là ! " Merci à toi.
 
Il y a sept millions d’années, Lucie et Toumaï se sont mis en marche du fond de la savane, suivis par les quelque cent huit milliards d’humains (et des poussières) qui sont nés après eux.
Regardez les marcher depuis la nuit des temps, saluez la procession.
"depuis les steppes interminables des temps, ils nous ont rejoints dans l'aujourd'hui... fermez les yeux, et entendez bruire cette foule humaine dans votre dos. Toute cette humanité dont vous procédez ! Sentez derrière vous cette chaine d’amants et d’amantes dont vous êtes à cet instant les seuls maillons visibles 1"
Ils marchent, parce qu’ils n’y a que ça à faire, avancer, et parce qu’ils ont toujours eu du vent dans la tête, les amants et les amantes. Peace and love, l'amour pas la guerre, l'amour et la guerre. Surtout la guerre, massacres, et autres peste et choléra ; chair à canon, chair à misère, ils ont surtout gratté le sol, et la grattent encore, au fond des tourbières…
"Empaquetés dans des guenilles couleur de terre et de muraille. Tous esclaves. Ils font penser à ces paysans du Moyen Âge dans les livres d'histoire. Et sur les routes, en files interminables, inépuisablement, les lents chariots branlants des réfugiés, couverts de hideux tapis bariolés, conduits par des vieux à dos rond hérissés sous leur bonnet de fourrure pelée. Des gens à qui on a ordonné de partir vers l'ouest et ils sont partis et ils n'en connaissent pas davantage. Et cela aussi c'est du Moyen Âge, du temps des grandes peurs et des exodes. On n'en est pas sorti du Moyen Âge, malgré les villes et les livres et tout ce qu'on croit. On en est toujours à l'an mil 2. "
 
Saluez la caravane.
Ils marchent vers des lendemains qui chantent, ou pas. Des lendemains, quoi. Mais le plus souvent ils fuient.
Derrière Toumaï et Lucie, ils arrivent du fond de la savane, et les voilà dans les couloirs du métro.
 
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 1 Christiane Singer : N'oublie pas les chevaux écumants du passé
 2 Georges Hyvernaud : lettre à une petite fille
 
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