L'escalator de la gare du Nord. Love story

 Depuis 6 ans que je suis directeur de la maintenance des escalators de la gare du nord, je ne vois même plus les gens. Qui montent, qui descendent, en  une masse à la fois grise et colorée, qui me fait penser à  ces boules informes que font les enfants lorsqu'ils sont  fatigués de jouer à la pâte à modeler et compressent toutes les couleurs ensemble. Des gens gris qui montent et qui descendent, et ne reprendront leurs couleurs que quand ils auront retrouvé ceux qui les attendent quelque part. Encombrés de bagages à dos, ou  à roulettes, dans lesquels sont enfermés des bouts d'eux-mêmes, de la  couleur de la vie d'avant ou pour la vie d'après.

J'ai vu souvent des jeunes remonter en courant l'escalier descendant. J'ai vu de splendides et athlétiques voleurs à l’arraché. Ceux là attendent les heures creuses pour pouvoir s'envoler plus facilement. J'ai vu se fracasser la mâchoire  un tout petit qui savait à peine marcher, et entendu sa mère se plaindre à la cantonade "celui là, il me fait tout voir, ça fait deux fois aujourd'hui qu'il ramasse une gamelle !" J'ai vu pas mal de gens se casser la figure, j'ai même dû appeler les secours deux ou trois fois.

Mais aujourd'hui, 3 novembre 2010, à 15 heures, j'ai vu une chose curieuse. Exactement au même niveau, alors qu'elles se croisaient, deux personnes se sont affaissées, en même temps. Une jolie vieille dame un peu ronde, en veste tricotée mauve,  qui montait au bras d'une jeune femme,  et un grand monsieur aux cheveux blancs qui descendait. Ça m'a fait penser à un de ces films d'espionnage : laser tueur ou canne empoisonnée. Le temps que je me précipite avec l'agent de surveillance pour soutenir et asseoir la dame sur un des fauteuils du buffet, l'homme avait été englouti par la foule, et pris en charge par la sécurité au niveau bas.

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Moi je sais. C'est mon boulot. Ça fait 164 ans que je suis balayeur des miettes de cœur à la gare du Nord. Vous ne me voyez pas. C'est normal, on ne voit pas les balayeurs.

Ces deux là, qui ne se sont pas vus, mais dont toutes les fibres de leur corps, et de leur âme se sont aussitôt reconnues et foudroyées, ces deux là, je les ai vus ici même, le 3 novembre 1970, ensemble, sur un banc, mains mêlées et cœurs noyés.

Je me souviens de ce qu'ils disaient : " elle va si mal, on ne peut pas… il est encore petit, si petit…" Ces deux là s'étaient aimés à corps perdu, à cœur perdu, ces deux là s'étaient aimés en fraude, entre deux trains, entre deux voyages, hôtel du nord, hôtel des voyageurs, hôtel des matins qui rient, hôtel du dernier jour… ces deux là s'étaient aimés parce qu'ils ne pouvaient pas  faire autrement.

Il avait dit "tu verras, un jour nous serons réunis". Et ce jour est arrivé.

 

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