les lueurs de l'aube
09 févr. 2024
Alors ça se passe à l'aube.
Du moins on imagine que c'est l'aube ; aux petites lueurs, comme dit le poète.
C'est le cinéma qui nous a appris cela, que ça se passe dans le gris de l'aube. Peut-être pour que Dieu ne s'aperçoive pas qu'on usurpe ses prérogatives. D'ailleurs on ne sait pas très bien ce qu'il en pense, de tout ça, Dieu.
Bien sûr qu'il n'a pas dormi. Sauf si une main compatissante lui a fait parvenir de la poudre d'oubli. Peut-être qu'il est resté prostré, et le gardien qui a regardé par le judas a dit aux journalistes qu'il priait. C'est ce qu'ils veulent entendre.
Ou bien il était agité, parce qu'il avait quelque chose d'indispensable à faire, comme de lécher un à un tous les graffitis dont il a orné les murs depuis 20 ans.
Il a entendu les pas. Même sur le béton, on les entend, les pas, dans le silence inhabituel des "copains" qui savent et qui attendent. Et c'est une vraie troupe qui se déplace : le juge, la procureur, le représentant du gouverneur, des policiers, son avocat, un prêtre, quelques journalistes privilégiés, et la famille de la victime, ou les familles des victimes.
Bien qu'il soit innocent, naturellement, comme tous les autres. Tous nés innocents. Parce qu'il est vrai qu'il a été un tendre bébé rose, ou noir.
Pourtant, dans quelques secondes, la porte blindée va s'ouvrir.
Alors il voudra, il voudra plus qu'il n'a jamais rien voulu dans sa vie, que le déverrouillage dure un temps infini, comme dans un ralenti de cinéma…
Et quelqu'un dira, poliment : "Monsieur, il est temps".
Parce qu'on est dans un pays civilisé.
Ailleurs il n'aurait pas droit à un tel cérémonial. Pas d'années interminables à attendre, un garrot propre et net dans la pénombre, ou la corde tendue par un coup de botte dans la caisse.
Mais lui devra encore se lever.
Parce qu'il est temps. "C'est l'heure, Monsieur."
Peut-être qu'il va s'accrocher à la croix que lui tend l'homme en noir, lui qui ne croit ni à Dieu, ni à diable.
Peut-être qu'il faudra le trainer, ce gros caïd, cette petite frappe, cet innocent, parce que ses jambes ne le portent pas, comme ce fut le cas pour la petite Jeanne, comtesse du Barry, qui supplia : "encore un instant, monsieur le bourreau". A moins que ce ne soit une invention de Dumas père. Mais la hache, parait-il, n'arrivait pas à trancher la nacre de sa nuque délicate, de même que les lions se couchèrent devant Blandine.
Dieu merci, une telle barbarie a disparu de nos jours.
(Mais que diable Dieu vient-il faire si souvent dans cette histoire ?)
Il est là.
La porte va s'ouvrir, et quelqu'un va dire :
" Monsieur, il est temps."
" Et maintenant l'histoire est finie, ça n'aura pas duré longtemps... On est venu le prendre un matin… Il aura lu sur la peinture brune d'un couloir quelque inscription obscène, et c'était le dernier signe que lui faisaient les hommes. Le voilà parvenu à la pointe extrême de l'humaine solitude. Ce que ce moment-là put contenir de désespoir ou, qui sait, de paix, personne n'en connaîtra rien. Et nous ne devons pas être bien nombreux à nous en soucier…"
Georges Hyvernaud. La peau et les os.
merci, Monsieur Badinter.
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