peinture Barbouille
Prologue :
Le témoignage ci dessous n'est pas un pamphlet, ce sont juste des faits, notés au jour le jour, pendant 2 ans, dans un EHPAD. Incontestables, sans aucun jugement. Aucune polémique. Aucune généralisation.
"C'est la faute à "… Laissons cela aux politiques, qui font semblant de croire qu'il ne s'agit que de financement.
N'oublions pas que le principal scandale c'est la vieillesse et la décrépitude.
La plupart des établissements sont bien tenus. C'est-à-dire propres et budget à l'équilibre.
Sauf exception pathologique, on n'est pas maltraitant par vocation. On l'est par bêtise, fatigue, ou le plus souvent ignorance.
Les vieux ne sont pas forcément aimables, et leur déchéance est parfois difficile à supporter. On ne commande pas l'amour. On peut seulement exiger le respect de la personne humaine.
On oublie en parlant "des vieux", qu'il s'agit de nous, à court ou moyen terme.
La première formation des personnels appelés à travailler dans ce secteur, et des accompagnants, serait un stage de quelques heures consacrées à l'empathie : Voilà, c'est lui, c'est moi demain, je suis là sanglé sur un fauteuil qu'on balade de droite à gauche, je ne peux pas aller aux toilettes, etc… et se poser la question "que souhaiterais-je moi-même pour que ce purgatoire-en-attente- de-la-solution-finale soit le plus supportable possible?"
Tant qu'il le peut, l'être humain veut faire partie de la société, ne pas être ghettoïsé, être utile et un peu écouté avant que d'être assisté, même s'il faudra en finir par là.
L'être humain veut jusqu'au bout qu'on lui parle et qu'on le touche. Il ne veut pas n'être qu'un objet qu'on étrille et qu'on gave. Il veut entendre la voix humaine, pas la télé comme papysitter. Il ne veut pas de loisirs tonitruants, aussi sympathiques soient-ils.
Il veut regarder les flammes d'une cheminée, les poissons d'un aquarium, il veut écouter la voix d'un conteur de chair et d'os, même s'il ne comprend plus le sens, la musique de la voix parle encore à son âme. Il veut parler, même si on ne le comprend plus.
Il veut garder sa part d'humanité.
C'est une première dans l'histoire de l'humanité que nous soyons confrontés à l'avènement du 4e et du 5e âge. Jamais cela ne s'est produit auparavant.
Et nous sommes démunis parce que nous sommes armés d'une morale anachronique sur une planète de mutants, de nomades mondialisés où plus rien n'est solide et pérenne.
L'humanité ne se divise pas en "bons " (nous) et "méchants" (les autres). L'humain est fait de grandeur et de petitesse. A la fois ou tour à tour. Victime ou bourreau, à la fois ou tour à tour.
Capable de générosité et de mesquinerie, de bienveillance et d'indifférence, de clairvoyance et de naïveté, de courage et de lâcheté, à la fois ou tour à tour.
Mais c'est sa grandeur d'accepter ses petitesses, et d'essayer d'y remédier.
Ne pas trop attendre des autres ; mais n'en pas attendre trop peu. Cet homme capable de voler un morceau de pain, il est capable aussi bien d'offrir son dernier morceau de pain. Les hommes sont ainsi, mêlés de bon et de mauvais. Comme le ciel d'où nous viennent soleils et pluies, sourires et colères. Et au total, il faut quand même croire en l'homme. (G Hyvernaud, lettre à une petite fille)
De toute façon, il n'y a pas le choix.
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passe encore de mourir, mais vieillir, oh, vieillir ....
( J Brel)
On raconte que dans des tribus primitives, les vieux grimpaient au cocotier, qu’on secouait ; s’ils tombaient, on les achevait. En Arctique, les vieux partaient dans la neige, pour éliminer les bouches inutiles.
Nous, qui sommes civilisés, nous avons des maisons de retraite.
Dans les romans anciens, de vieilles dames en robe mauve et capeline blanche y prennent le thé sous les tilleuls…
Ici, impossible d’échapper au bruit. La télé marche toute la journée, les couloirs sont envahis par la radio.
Le dimanche matin, les vieilles dames affaissées roupillent dans leur fauteuil roulant devant la messe, l'après midi, devant le match de foot, ou les courses poursuites en voiture. Le reste de la semaine, elles s'enfilent la totale des séries pour ados, ce qui accroit la confusion dans leur pauvre tête.
Traîtreusement, la visiteuse éteint la télé qui garde un amas de vieilles dames somnolentes. Et Simone, qui vient d'avoir 96 ans, lève une paupière et dit : oh, merci Madame, merci beaucoup…
La petite animatrice est mignonne et gentille, pleine de bonne volonté. Visiblement elle se forme sur le tas, comme elle peut. Indifféremment elle appelle tout le monde Mamie : Mamie, Mamie, Mamie… Petit petit petit, un troupeau de Mamies.
Par gentillesse, elle tutoie tout le monde : Robert, tu finis ton café ? au monsieur si distingué, qui écoute Brahms…
Pour Halloween, elle installe des squelettes décoratifs, dont personne ne conteste le bon goût en cet endroit. Un jour elle entre dans la salle télé bondée : ah, dit- elle avec entrain, ça sent le mort, ici !
Il y a 10 ans, explique la soignante, j’avais 5 ou 6 fauteuils roulants sur tout l’établissement. Maintenant, j’ai 5 ou 6 personnes qui ne sont pas en fauteuil roulant.
Le vieux marin presque centenaire chante des chansons de corps de garde. La bénévole, embarrassée, n’arrive pas à placer « frou-frou ». Aujourd’hui il est malade, il cherche à s’évader, on l’arrête à la porte : il dit qu’il veut voir les bateaux…
La visiteuse prévient la responsable qu'un résident dément se trouve seul dans la rue sur son fauteuil roulant. Celle-ci leve un oeil de ses papiers et dit "vous pouvez aller le rechercher?"
Un dément crie toute la journée d’une voix forte : « papa, viens, papa, viens…» ; une femme l’accompagne sans se lasser : « Madame, s’il vous plaît, madame… » ; d’autres gémissent et pleurent.
Pour souffler, on parque parfois les agités dans une pièce à l’étage, dite élégamment "salle des grabataires". La visiteuse passe, le vieux est tombé de son fauteuil : par terre, pitoyable cloporte, il continue à appeler « Papa, viens…»
Une vieille penche dangereusement de son fauteuil : elle essaie de ramasser quelque chose à terre qui ressemble à un gâteau. La visiteuse se précipite, et bloque : c’est un dentier qui gît dans des vomissures. Elle cherche une soignante. Mais les soignantes sont en réunion, elle est mal venue. Une stagiaire condescend à se déplacer ; elle ramasse l’objet, et le refourre tel quel dans la bouche de la femme.
Quand la vieille dame est entrée à la maison de retraite, on lui a remis un BIP, à mettre au cou, pour appeler en cas de problème. On lui a expliqué que, si elle souhaite aller aux toilettes, qu'elle n'hésite pas, elle appuie, et ne vous faites aucun souci, on est là pour ça…
La visiteuse veut emmener la vieille dame en promenade. Elle appuie sur le BIP pour aller aux toilettes avant de sortir. Jour de chance, une aide se présente. 45 min plus tard.
Ici l'incontinence est une obligation.
- Madame, s’il vous plaît, est- ce que je peux aller faire pipi ?
- Allons, madame Machin, vous y êtes allée à midi ! Vous savez bien qu'on y va à 7 heures, et à midi ; vous devriez être habituée !
Par la suite, la vieille dame égarée enlève parfois le BIP, et parfois il tombe. La visiteuse se fait réprimander. Finalement le BIP est accroché derrière le fauteuil ou sous le lit, là où il ne risque pas de s'abîmer.
La vieille dame a un soulier qui a perdu son lacet, il est impossible de la faire marcher ainsi. Le lendemain, la chaussure tient tant bien que mal avec du sparadrap ; la visiteuse a apporté un lacet de rechange, et par hasard retrouve le lacet manquant dans la poche dorsale du fauteuil.
Il s'est donc un jour présenté à quelqu'un le problème suivant : d'un côté, j'ai une chaussure sans lacet, de l'autre j'ai un lacet, que faire ?
Le vieillard est une pauvre chose. On le bouge sans l'informer qu'on va le faire, on le nettoie, on parle de lui, devant lui, comme d’un meuble ; les objets de toilette personnels passent sans distinction d'une chambre à l'autre : peignes, brosses, eau de Cologne, serviettes. Les lunettes parfois. Le vieillard est chosifié.
Il est souvent propre. En tous cas, la consommation d'eau de Cologne est élevée. La nourriture est bonne. S'il le faut, on l'entonne de force.
La plaquette descriptive de l'établissement montre les photos des salles de bains spécialement équipées pour personnes dépendantes. Le règlement exige fermement que chaque résident prenne au moins une douche par quinzaine. En 2 ans, la vieille dame en a eu 2 ou 3, et autant de shampooings.
Le médecin résident réside quelques heures par semaine. La visiteuse conduit auprès d'elle la vieille dame malade, fiévreuse, ruisselante de sueur, qui tousse.
La belle dame se colle à la corvée et tonitrue : " vous allez vous impliquer, et souffler fort. Sinon, je vous envoie à l'hôpital, et l'hôpital, hein, ce n'est pas drôle."
La voisine de chambre est morte. Pendant des jours, le lit reste défait, froissé, les vêtements de la défunte empilés. Impossible d’oublier pour quoi on est là…
Il est 11H. La vieille dame est affaissée sur son fauteuil roulant, oubliée dans sa chambre, elle est encore en chemise de nuit. Tombées sur elle, des tartines du petit déjeuner, qu’elle a dû vainement essayer de porter à sa bouche avec ses pauvres mains ankylosées.
Elle ne peut plus guère manger sans être encouragée, mais il n'est pas prévu qu'on surveille tout le monde ; elle est donc parquée à l'atelier de gavage, avec les "grabataires", avachis, pendouillant sur leurs sangles, gémissant, criant.
La visiteuse demande : s'il vous plaît, si ce n'est pas déranger, vous ne pourriez pas au moins la mettre en face de Simone, qui est un peu égarée, mais souriante et gentille, avec qui il arrive qu'elles échangent quelques mots, enfin, pour créer une toute petite illusion de convivialité. Exigence démesurée ! On range par ordre d'arrivée, on ne va pas se mettre à satisfaire des caprices.
La vieille dame est tellement fatiguée ! Elle demande à faire la sieste. Elle supplie : impossible, il n’y a pas assez de soignantes, elles sont fatiguées. La médecin résidente affirme : on se repose aussi bien sur un siege, en se mettant la tête dans ses mains.
Une chef refuse de mettre une table assez grande pour que 4 fauteuils roulants puissent trouver place au repas. Celle qui est là est trop petite, et les personnes se blessent avec les cale-pieds. Elle décide plutôt d'installer la vieille dame sur un siège ordinaire. La visiteuse s'inquiète : est ce qu'au moins il y a des accoudoirs de sécurité ?
Exigence démesurée. La chef pince les lèvres, et sans même regarder la visiteuse : "elle aura la chaise que tout le monde a".
2 jours plus tard, on appelle la visiteuse : la vieille dame part pour l'hôpital, elle est tombée de la chaise.
L'infirmière :" si le système ne vous convient pas, il y a des maisons où le service est meilleur". Et ajoute : "seulement c'est plus cher…"
Les vieux sont très souvent envoyés aux urgences, surtout le week end ; en général pour chute, déshydratation, ou constipation
Les urgences sont un monde de science fiction où même un individu jeune et conscient se sent une misérable chose. Le vieux déjà désorienté se trouve dépiauté en un tournemain, puis déposé nu sur un chariot sous un drap avec des aiguilles plantées dans ses pauvres veines ( Ah zut, dit l'apprentie perforeuse, j'ai pété la veine, ah zut, celle là aussi, je vais essayer l'autre bras, ah zut.. Latifa, tu pourrais venir, ste-plait ?). Là il attend des heures sous une lumière violente qu'il se passe quelque chose, dans le bruit, l'agitation, il n'y comprend rien. Possible qu'il se croie déjà en enfer.
La vieille dame a été envoyée là pour cause de constipation, elle subit tout cela pendant 7 heures. La visiteuse demande 3 fois si elle peut avoir pour elle un verre d'eau. Ce n'est pas possible, et il n'y a pas de distributeur dans le service.
En soirée, l'interne fait son compte rendu. Elle n'a rien. Il ajoute sévèrement : il faut veiller à ce qu'elle boive.
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La cinquantaine est un âge terrible pour la femme.
Elle ne va pas très bien, elle a peu d’argent, des enfants en recherche d'emploi. Le mari est allé voir si le pré d’à côté est plus vert. Ses parents sont dépendants et exigeants.
On lui suggère, pour se changer les idées, de faire du bénévolat.
Dis, M'an, nous, on s’ra jamais vieux, hein ?
La vieillesse est un naufrage. Ch de Gaulle