pour Miletune

cavale

*Elle reprit :
" Le mien n’était pas un élégant, une star, mais il ne manquait pas de beauté, loin de là !
C'était un anonyme, un solide, un essentiel, venu du fond des temps. Depuis les parois des cavernes il avait tracé son chemin dans la boue et les tempêtes. Il avait trainé des canons sur tous les champs de mort du monde, ouvert son ventre pour réchauffer les mourants sur la Bérézina. Il avait débardé des forêts, creusé des sillons, tiré vers l'ouest depuis l'an mil les chariots de l'exil.
Le mien était lié à l’homme non pour le plaisir, mais pour le vivre et survivre.
Il s’appelait Brantôme. Regarde la photo, me voilà sur son dos, à deux ans. Une montagne, une force de la nature, ce large cheval de trait à la robe sombre et brillante, superbe.
Avec lui, ma grand-mère menait sa ferme. Toute seule, elle et son cheval. Veuve de guerre, tu le sais, comme ma mère à la guerre suivante. Nous sommes une famille de veuves. De femmes qui ont appris à survivre.
Sur la cheminée trônait sous son globe une croix de guerre en pauvre ferraille. Qui ne lui était guère d’utilité pour labourer, sarcler, moissonner.
Mais elle avait Brantôme, et l’entraide entre voisins quand le temps pressait pour quelqu'ouvrage. En retour, elle prêtait son cheval.
Je sais encore comment elle lui parlait “ Hue, dia, ooooh ! ”.
Parfois elle attelait le chariot, qu'elle appelait "le char"; pas pour une promenade - les loisirs n'étaient pas encore inventés -  mais pour aller rendre visite à l'une ou l'autre tante. Je me souviens de l’odeur de la lampe à acétylène accrochée au montant de l’arceau qui soutenait la bâche. Elle, ses filles, et moi, famille sans homme, dans cette carriole éclairée par la lampe puante.
Je ne sais plus quand est arrivé le tracteur. Ma grand-mère économisait depuis longtemps dans ce but. Elle était toujours à la pointe du progrès, roulait à bicyclette quand peu de femmes l'osaient, et tirait à la carabine, alors qu'aucune ne le faisait.
Mais elle n'aurait pas acheté le tracteur tant que le cheval était là.
Or il mourut. Ce sont des choses qui arrivent.
Comme je te dis, j'étais toute petiote à l'époque, mais je me souviens de ce soir-là. Je me demande maintenant si le vétérinaire n'a pas été pour quelque chose dans sa mort annoncée, parce que ma grand-mère, ma mère et ma tante ne s'étaient pas couchées ; moi-même, pressentant confusément le drame, j'étais restée avec elles dans la cuisine, qui jouxtait l'écurie.
Un peu avant minuit, nous avons entendu un énorme bruit.
Le grand cheval est resté debout jusqu'au bout, et une tonne de viande qui s'écroule, crois-moi, ça ébranle les murs. Ma mère a fondu en larmes, et nous avons suivi.
 
Plus tard, j'ai lu dans son journal que la petite Anne Franck pensait que les jeunes meurent "plus" que les vieux.
Eh bien je t'assure que lui est mort vraiment "beaucoup."
Elle se tut à nouveau, et sembla s'assoupir...
 
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