chapitre 5 : la révélation

 

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La petite Austin que Marian avait louée à Dublin n’en finissait pas de cahoter sur les routes étroites, bordées de murets en pierre, qui délimitaient des pâturages où s’égaillaient des moutons.

 De petites pluies fines l’avaient accompagnée tout au long du chemin. En arrivant au village, elle avait demandé où habitaient les O'Neil, et maintenant qu'elle était devant la maison basse, couverte de chaume, d’où s’élevait une colonne de fumée bleuâtre, l’angoisse lui serrait le coeur.

Elle arrêta la voiture au plus près ; elle descendit, feignant d’inspecter l’intérieur du capot pour justifier sa présence. Un homme grand, vêtu d’un ciré et de bottes apparut derrière une haie et se dirigea vers elle ; il toucha le bord de sa casquette et désigna la voiture, avec un bon sourire qui creusait les rides de son visage buriné, habitué au grand air.

- Je peux vous aider ?

- Merci, ça ira. Je voulais juste vérifier le niveau d’huile. Savez vous où se trouve la maison des O'Neil ?

- Je suis Jack O'Neil ! Venez prendre une tasse de thé, ça fera plaisir à ma femme et ça vous réchauffera. Il ne passe pas grand’ monde par ici, vous savez, c’est toujours un plaisir pour nous de recevoir une visite.

Marian ne pouvait plus reculer, elle le savait. Il eut été malvenu de refuser la légendaire hospitalité irlandaise. Elle avait immédiatement reconnu Jack O’Neil, l’homme de la photo que lui avait montrée Ellen. Elle le remercia faiblement et le suivit jusqu’à la porte d’entrée qui donnait de plain pied sur le jardin. Une glycine encadrait la fenêtre basse au travers de laquelle rougeoyaient les flammes dans une cheminée de pierre. Devant une longue table en bois aux angles adoucis par le temps, une femme écossait des petits pois qui roulaient avec un bruit sonore dans la bassine d’émail posée sur ses genoux. La forte odeur de tourbe qui saisit Marian à la gorge lui rappela aussitôt son enfance.

Lorsqu’elle pénétra dans la pièce derrière le fermier, Janet O’Neil se leva en souriant. Marian se lança :

- J’ai rencontré Ellen cet été. Nous avons bavardé sur le ferry de Calais à Douvres il y a deux semaines et je lui ai proposé d’habiter chez moi puisqu’elle souhaite étudier à Londres. Elle avait l’air tentée, Mais il est bien entendu que rien ne se ferait sans votre accord. Aussi j’ai pensé…

 Janet recula de quelques pas, le regard tendu. Elle articula à voix basse, avec difficulté :

- Vous n’allez pas nous la prendre ?

Elle avait caché sa bouche dans le creux de sa main abimée par les travaux ménagers. Jack regardait sa femme sans comprendre. La stupéfaction laissait Marian bouche bée. Elle voulut apaiser leurs craintes, et entra dans ce qu’elle croyait être le vif du sujet.

- je vous offre seulement d'héberger votre fille pendant ses études.

- Des études ? Il est bien question de cela ! Vous êtes sa mère, non ?

Janet avait presque crié ces mots, c’était Marian à présent qui était comme pétrifiée. Elle balbutia :

- co…comment savez vous ?

- nous avons compris, depuis que cet enquêteur est venu nous poser des questions, que vous alliez venir un jour ; nous n’avons rien dit à Ellen. Jack et moi en avons longtemps discuté, et je crois qu’il arrive un moment où … 

Trop émue, elle ne poursuivit pas, et son regard erra dans la pièce où Ellen avait grandi. C’est ici qu’elle avait appris à marcher, qu’elle avait joué à la poupée ; elle la revoyait serrant dans la poche de son tablier son trésor de galets mouchetés, ramassés sur la plage…

Marian enregistrait machinalement les éléments du décor, l’antique théière posée sur le rebord de la cheminée, le chat beige qui ondulait contre sa jambe, l’air grave de Jack, que l’on sentait si généreux.

Alors elle leur parla du fond du cœur, pour qu’ils comprennent qu’elle n’était pas venue pour détruire leur vie, mais qu’elle voulait avec eux, enrichir celle d’Ellen d’une dimension supplémentaire, sans parler de la sienne propre, qui était entre leurs mains à présent. Quelque chose lui disait qu’elle pouvait avoir confiance.

Jack dit doucement :

- Non, Ellen ne sait pas. Elle ne nous a jamais parlé d’études à Londres, sans doute parce qu’elle savait d’avance que nous n’aurions pas pu les lui payer. D’ailleurs la voilà qui arrive…

Le tintement joyeux d’une sonnette de bicyclette venait de résonner, aussitôt accompagné par les jappements d’un chien. La porte s’ouvrit pour livrer passage à une silhouette ruisselante, en bottes et en ciré jaunes vifs. La pluie avait collé des mèches de cheveux sur son visage, et même ainsi, Ellen respirait la joie de vivre. Elle annonça que tout s’était bien passé, et brandit triomphalement un papier qu’elle extirpa de son sac. Elle riait.

- Qui veut voir mon certificat de monitrice ? La postière vient de me le donner ! J’y ai appris plein de choses mais je crois que jamais je ne pourrai faire ce métier ! Oh c’est vous ? dit elle en reconnaissant Marian. Comment se fait-il que…

L'incompréhension et la méfiance fermaient à présent son visage.

- Ellen, dit Janet doucement, veux tu nous préparer le thé, s'il te plait, nous avons à parler avec Madame Carlow.

Tandis que la petite s'affairait, avec des gestes précis et gracieux, Marian avait l'impression de se retrouver dans son enfance, chez sa grand-mère paternelle. Fiona Whitehall tenait un petit commerce de mercerie, à Barney, sur la route de Limerick, mais sa maison était très semblable à celle-ci : une pièce principale, qui servait de cuisine, salle à manger et salon, avec les mêmes meubles en chêne foncé ; aux petites fenêtres, les mêmes rideaux faits au crochet, d'une blancheur immaculée. La cheminée, aussi, autour de laquelle la famille se réunissait le soir, dans une impression de chaleur humaine, de sécurité, d'immuabilité …

Fiona n'était plus depuis longtemps, et hélas sa petite maison avait été vendue. Charles avait fait construire à Barney, face à la mer, une grande villa cossue qui seyait mieux à son standing de gros entrepreneur en bâtiment.

- Voulez vous du lait, demandait Ellen ?

- Pardon ? Ah oui, excusez- moi, oui, s'il vous plait.

Janet et Jack se tenaient sur le bord du canapé, dont une cretonne fleurie devait couvrir de probables flétrissures. Marian avait été installée dans un grand fauteuil de cuir qu'on devinait réservé au maître de maison depuis des générations ; Ellen avait posé le plateau sur un guéridon bas recouvert d'un napperon brodé, et s'assit sur un gros pouf rebondi.

- Alors, dit- elle, un peu anxieuse, vous avez parlé à mes parents, pour le logement à Londres,?

- Pas encore, Ellen. En fait, je voudrais te raconter une longue histoire.

Janet l'interrompit nerveusement :

- Ne tournons pas autour du pot, Madame Carlow est ta mère, ta mère biologique, comme on dit.

Ellen était pétrifiée.

Marian, reprit alors doucement :

- Je suis désolée, Ellen, c'est un peu brutal, mais je suppose en effet qu'il ne sert à rien de tergiverser. C'est vrai, je suis ta mère, mais je ne connais ton existence que depuis quelques mois…

- Comment est ce possible ? Vous devez bien vous souvenir pourtant de m'avoir abandonnée ? En général, ce sont des évènements un peu marquants, non ?

Dans son désarroi, la petite était devenue agressive, presque insolente. Jack s'interposa :

- Doucement, chaton, laisse parler Madame Carlow, elle va tout nous expliquer…

- Ne m'accuse pas trop vite, Ellen, tu vas comprendre, je le sais…

Marian entreprit de raconter sa douloureuse histoire. Plus d'une fois elle dut s'interrompre, brisée par l'émotion. Les autres restaient silencieux, suspendus à ses lèvres.

- Je n'ai pas voulu te parler sur le bateau, par respect pour tes parents, je souhaitais avoir leur accord, et qu'ils soient présents. Pardonnez-moi de chambouler ainsi votre vie…

Janet était plus calme à présent.

- Comme vous avez dû souffrir !

- Mais je suis si heureuse qu'Ellen vous ait eus comme parents !

- Voulez vous passer la nuit ici ? Ellen va vous laisser sa chambre…

- Je vous remercie, je reviendrai bientôt, mais il faut maintenant que j'aille voir mes parents, à Barney. Une autre épreuve de vérité, plus rude encore, celle là, je pressens…

- Vous en avez au moins pour deux heures ! dit alors Jack presque joyeusement, soucieux de détendre l'atmosphère. Parce que nos routes irlandaises, hein, c'est pas des autoroutes !

Tout le monde rit.

- Je vous accompagne, dit Ellen

La pluie avait cessé. L'après midi finissait dans une lumière dorée, très douce

- La prochaine fois, j'irai avec vous faire connaissance de mes grands parents, n'est- ce pas ?

- Oh, ta grand-mère Agnès sera certainement ravie, elle qui déplore que je n'aie pas une famille à moi. Quant à mon père, ciel, j'ai 35 ans, et il me fait encore peur ! Et comment lui pardonner ce qu'il a fait ! au fait, tu as un oncle aussi, Andrew, il vit en Australie, il a 5 enfants, tous des garçons, je ne connais que les deux aînés, mais nous irons les voir…

Marian se demanda si elle ne rêvait pas, la situation lui apparaissait soudain irréelle : voilà qu'elle était en train de faire des projets avec sa fille dont elle ignorait l'existence il y a quelques mois….

- À bientôt, Ellen, il faut que tu ailles parler de tout cela avec tes parents, appelle moi bientôt, et dis moi s'ils acceptent que tu viennes habiter avec moi pendant tes études…

- Au revoir, Marian.

Marian démarra.

- Finalement, j'aurais pu tomber plus mal, comme mère ! lui cria Ellen en riant.

 

suite et fin demain : Tim

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