une vraie fausse lettre de

 

à Madame Marie Clémentine Valade

8 rue du Poteau

à Montmartre près de Paris

 

Le 8 novembre 1902

 

Ma très chère Mère,

 

               Ainsi que vous le pouvez le voir, à peine arrivé de trois jours,  je m'empresse de vous écrire, afin que vous n'ayez pas une fois de plus à vous plaindre de mon ingratitude.

Trois jours seulement, qui m'ont paru  infiniment longs, comme le voyage lui-même, ce qui augure mal de ce séjour d'un mois à la montagne que vous m'infligez.

Je ne doute pas que vous soyez  animée des meilleures intentions du monde, mais ne croyez pas que je sois dupe de vos arguments.

Je sais bien que ce n'est pas la phtisie que vous craignez pour moi, et je  devine que vous avez soudoyé les hôteliers pour qu'ils ne me mettent pas à la table des sympathiques employés du chantier du chemin de fer, mais à celle des buveurs d'eau, qui sont de la sorte qu'on rencontre obligatoirement en ces lieux, surtout en hiver, ainsi que dans les romans de Monsieur Balzac. C'est-à-dire la sempiternelle demoiselle prolongée, nantie d'une mère bavarde, un bourgeois ventripotent affligé de la goutte, accompagné d'une comédienne qui a dû faire les beaux jours des théâtres de province du siècle dernier, officiellement présentée comme son épouse, et un curé.

Dieu sait pourquoi il y a toujours un curé où qu'on aille. Sauf où vous savez, chère mère, à moins qu'ils ne s'y défroquent pour l'occasion. Ainsi, il y en avait deux dans mon compartiment, et ma foi ils ont agrémenté cet interminable trajet en chantant d'une fort belle voix des hymnes destinés à je ne sais plus quel pieux congrès qui se tient cette semaine à Lyon.

Mes compagnons de table ne sont pas aussi distrayants, hélas, et dès le dessert expédié, je fuis la pipelette. Encore que mon statut sulfureux d'artiste me mette probablement à l'abri de ses entreprises  matrimoniales.

Il semble d'ailleurs que ces estimables personnes nous quittent demain : ils étaient venus prendre les eaux à Aix, et les thermes ont fermé fin octobre. Ils ont prolongé leur séjour aux Isards sur les conseils de leur médecin pour se remettre des fatigues de la cure. J'avoue ne pas leur avoir demandé où ils vont aller ensuite se remettre de la semaine d'ennui aux Isards.

 Je vous promets quant à moi  que je ne resterai pas ici une heure de plus que ce que votre générosité m'accorde.

A part parcourir la gazette du chasseur alpin, et errer parmi les autres clients de l'hôtel,  à la recherche d'un éventuel partenaire au billard ou au jacquet, la distraction est rare, étant donné que le plus proche cabaret est à cinq kilomètres. Je reconnais bien là votre prévoyance, assurée que vous êtes que ces cinq kilomètres en pleine nature sont au-dessus de mes forces, aussi soif que j'aie. Je rends une fois de plus hommage à la multiplicité de vos talents.

Enfin, hier, par un effort surhumain, j'ai décidé d'aller peindre dans la nature, puisque tel est votre souhait. J'ai donc loué un âne pour porter le matériel, et son ânier, en la personne d'Edouard, le jeune frère de l'aubergiste, un garçon assez simplet et souriant qui fait ici office de bon-à-tout-faire.

Il faut que je vous dise que j'ai eu une bonne surprise quand le propriétaire m'a proposé d'utiliser un grand chevalet qu'un de leurs habitués laisse à l'année dans l'appentis. Il s'agit d'un pianiste Ecossais, Lord Mac-je-ne-sais-quoi, qui entretient  pour la peinture une passion secrète, (que je qualifierais de "coupable" tant ses croûtes sont infâmes). Il vient là chaque printemps exercer son "hobby". Quelques-uns de ses paysages, vivement colorés à la façon des almanachs, ornent la salle à manger.

"Allez donc au bout du haut" a suggéré l'hôtelier. Et nous y partîmes de bon matin, Edouard, moi, et l'âne équipé d'un invraisemblable harnachement de sangles pour maintenir le chevalet, un siège pliant et une toile arrimés par-dessus, et chargé d'un double panier enjambant son dos pelé, l'un contenant les provisions, l'autre mes précieux tubes, pinceaux et chiffons.

"Le bout du haut" porte bien son nom : c'est haut, et c'est le bout du monde.  J'ai demandé à Edouard si la prochaine fois on irait au "bout du bas", mais il m'a regardé d'un air niais et vaguement inquiet, et mes efforts de conversation se sont limités là.

Donc nous déballâmes le matériel sur un terrain ras et pentu, une sorte de steppe boueuse à peine garnie de maigres sapins.

Et là je fus pris de désespoir !

 Il est possible que le lord pianiste-peintre trouve quelqu'agrément à ce lieu au printemps, surtout si d'aventure une bergère y folâtre, mais en cette saison, Mère, non seulement il fait un froid  à être changé en statue sur le pliant, mais tout est MARRON.

Vous savez, depuis notre expédition à Barbizon, combien le vert m'écœure, par son agressivité, et me désespère à reproduire sur la toile tant il a de variantes, en se mariant sournoisement à toutes les couleurs de l'arc en ciel, de telle façon que, si vous commettez une erreur minime, votre paysage sonne faux.

Mais le marron, mère, je l'exècre. Ce n'est pas qu'il soit difficile à rendre, mais il pue la pourriture, la rouille, et la décomposition.

Pourtant j'aime le brun, qui s'unit voluptueusement au doré du  bronze, au bleu insondable du café, au rouge profond et mystérieux de la laque de Chine, ainsi qu'à l'infinité  des reflets dans les chevelures des brunes.

Mais dès qu'il s'y mêle une pointe d'ocre, il devient un marron répugnant.

 

Pour couronner le tout il s'est mis à pleuvoir. J'ai donc ordonné à Edouard de remettre tout le fatras sur l'âne, et, soulagés tous les trois, sommes redescendus par la route. C'est un peu plus long, mais au moins nous avons pu faire halte dans l'épicerie-buvette d'un hameau pour déballer nos provisions à l'abri. Ma foi, chère mère, vous eussiez apprécié autant que moi le petit vin de pays.

Aujourd'hui, il pleut encore. Ce qui me laisse le loisir de vous écrire longuement. Heureusement, Edouard, qui semble barboter à l'aise dans ce climat aquatique, a accepté d'aller faire pour moi dès demain de menues emplettes au village, il est ravi de recevoir quelques pièces. Nul doute qu'il y trouvera  de quoi me distraire un peu. Et je ferai son portrait.

 

Je vous laisse donc, ma chère mère.

Dites à la butte combien elle me manque, soyez sage, et ennuyez-vous un peu de moi.

 

Votre fils affectionné

 

 

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