Le jeu. 4. Feu de joie. Almanito
         Les cloches de l'église retentirent dans la nuit sombre de novembre, juste au moment où je débouchai dans la petite rue piétonne pour rentrer chez moi.

Les commerces avaient déjà baissé les rideaux de fer, seuls, quelques hommes s'accrochaient encore au zinc des rares troquets ouverts, retardant le moment de plonger leur solitude dans la nuit.
Fatiguée, je pressai le pas mais une petite troupe chamarrée, composée de cinq ou six femmes, s'agitait sur le parvis de la chapelle Saint Roch, laissant échapper des rires qui s'interrompaient brusquement, comme sous l'effet d'une réprobation dont j'aperçus très vite la provenance:
Faustine en personne, flanquée de ses bigotes de copines rameutées en urgence, cancanaient à qui-mieux-mieux, ratatinées dans l'embrasure d'une porte cochère, vestales outragées par le comportement des diablesses passablement éméchées, il faut bien le dire, en face.
Dans le halo faiblard du réverbère, je distinguais les robes à volants superposés, les châles aux longues franges, les tenues criardes, les yeux effilés cernés de khôl, d' épaisses tignasses frisées, la boucle en or frôlant les joues hâlées, la pommette haute et la mâchoire anguleuse, les regards sauvages et provocateurs, véritables caricatures des diseuses de bonne aventure d'un autre siècle.
Tableau fascinant car tout à fait inhabituel. "Nos" Rroms qui vivent en paix dans un camp éloigné à la sortie de la ville ne pénètrent jamais au coeur de la cité. Tout au plus les voit-on dans les supermarchés les plus proches de leur base, mais jamais en groupe et il y a belle lurette qu'ils portent des nippes parfaitement semblables aux nôtres. D'où venaient ces femmes? Sans doute arrivées par le dernier bateau du soir, elles s'étaient contentées de suivre les ruelles jusqu'à cet endroit qu'elles avaient sans doute jugé propice à la récolte de quelques piécettes, en témoignait le chapeau de feutre avachi - pitoyablement vide - qu'elles avaient posé sur le trottoir.
Toujours est-il qu'une partie de bras de fer s'étaient engagée entre mes vieilles commères grenouilles de bénitier offusquées et la joyeuse bande de poivrotes haute en couleurs. Des noms d'oiseaux bizarres n'allaient pas tarder à être proférés dans un bilinguisme que nul n'aurait besoin de traduire, tant il est vrai que la haine et l'insulte gratuites sont universelles.
Quelques badauds flânaient encore, indifférents, les derniers commerçants donnaient un coup de balai sur le seuil de leurs échoppes et j'avançais en considérant la scène d'un oeil malgré tout amusé, ce qui n'échappa pas à l'une des gitanes qui, à mon passage, siffla en direction de celle qui tenait un accordéon.
Ce fut comme le départ d'un feu spontané. Fort, hurlant, farouche, sur un rythme accéléré, l'instrument se déchaîna sur un air follement entrainant. Les volants des oripeaux un peu fanés se mirent à tournoyer, faisant cliqueter et étinceler de mille flammes les breloques accrochées aux basquines de cotonnades. Je lançai au passage une pièce dans le chapeau en rigolant de bon coeur. Les femmes virevoltaient en tapant dans leurs mains et en chantant de leurs voix rauques de sorcières possédées par la musique. La petite bande entreprit alors de me suivre en m'accompagnant en musique, tandis que Faustine et ses comparses s'éclipsaient prudemment, profondément réprobatrices et écoeurées.
Je mis fin à la plaisanterie en exécutant un entrechat volontairement clownesque qui fit chavirer de rire  la trop bruyante compagnie,  saluai comme à l'opéra, puis je déguerpis  très vite  avant de déclencher la colère des paisibles riverains.

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