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            Je vous parle d'un temps où cave et grenier ne s'appelaient pas encore vide sanitaire et combles aménageables, visitez-notre-maison-témoin.
D'un temps où les gens arrimaient leur maison dans la terre comme une molaire sur sa racine. C'était avant le nomadisme : ils y naissaient, ils y mouraient, elle était l'arche dans laquelle ils traversaient la vie et les siècles ; ils y entassaient de quoi assurer leur subsistance et anticiper le manque, gardaient tout ce qui pourrait encore servir, et conservaient leurs souvenirs.
Dans des pièces secrètes que le visiteur ne visite pas.

Jung et Bachelard voient dans la cave obscure la métaphore de l'inconscient, alors que le grenier clair représenterait la conscience et l'intellect. Pourquoi pas, plus prosaïquement, et moins freudien, des métaphores du ventre et de l'esprit ?
La maison serait donc une personne ? N'est-elle pas plutôt un nid, un terrier, où cave et le grenier sont des "strates géologiques" témoins de la pérennité de la famille ?
En bas le trivial, les provisions, le matériel ; en haut les souvenirs, les fantômes, et les souvenirs des fantômes.
Le passé. Qu'on appelle aussi racines. Eh !

Dans la cave sombre, noire, humide, peu hospitalière, il y a parfois un magot dans la boîte à biscuits qui rouille derrière une pierre (attention à la dévaluation !) ; des jambons et du lard pendus à des crochets (mieux vaut, à certaines époques, ne pas montrer son opulence) ; une montagne de patates pour l'hiver et des pommes étalées sur des journaux ; des pièges contre les loirs ; un gros tas de charbon, sous lequel un fusil est roulé dans une toile huileuse (on ne sait jamais) ; le vélo à réparer, une pelle, une bêche ; des bouteilles.
Pas de glamour, que de l'utile.

Sur une poutre du grenier trottine la souris verte de ton album de comptines, guettée par le Chat Botté de Gustave Doré du livre d'une petite aïeule. Ce livre appartient à Adélaïde.
Dans une valise il y a, très soigneusement pliés dans du papier de soie, comme s'ils allaient encore servir, des vêtements de bébé feutrés, une robe de mousseline brodée de cerises, qui n'a valsé qu'un seul été, entre deux robes de deuil.
Le rai de lumière tombant de la lucarne sur le guéridon caresse un globe poussiéreux où se fane le ruban entrelacé dans la longue tresse brune d'une douce Adèle qui n'avait que 14 ans quand la phtisie l'a emportée, et le gramophone à pavillon qu'un capitaine anglais offrit à un petit garçon dont il aima la mère, avant d'aller se faire tuer sur la Somme.

Entre deux lattes dort depuis cent ans la perle d'oreille qu'une tante Agathe (à moins que ce ne fût sa sœur Berthe) perdit un dimanche d'été - il faisait si chaud, père et mère étaient aux vêpres, et la vieille bonne sourde sifflait le porto affalée dans un fauteuil du salon - sur le divan crevé où elle recevait Marcello, le journalier italien, qui ne parlait pas sa langue, mais qui chantait si bien…
C'est ce genre de scénario qu'on pourrait situer dans un grenier.

S'il fallait écrire un roman autour de la cave, ce serait plutôt du noir à la Simenon : la maison est près du canal. L'amant s'efforce de bien caler le loquet de la cave, au cas où le mari, qui gît au pied de l'escalier, le crâne défoncé, déciderait de ressusciter. On ne sait jamais, une charogne pareille ! (dans l'adaptation cinématographique, on pourra faire un très joli gros plan sur la tache de sang qui va s'étaler lentement jusqu'à confluer avec la flaque de vin dans les tessons de la cruche). En même temps, la femme sert la soupe au lard dans les assiettes bleues de feue sa belle-mère, sur la toile cirée ornée de marguerites.
Voilà l'amant déjà presque mari.

Triangle éternel : le mari, la femme, l'amant. Mettez ça dans le salon, ça devient du Feydeau.
Comme quoi l'éclairage est primordial.
 
fermez les yeux, et entendez bruire cette foule humaine dans votre dos. Toute cette humanité dont vous procédez ! sentez derrière vous cette chaine d’amants et d’amantes  dont vous êtes à cet instant les seuls maillons visibles ... C. Singer
 
pour les impromptus littéraires
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