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jour de grève

 

          L'affiche avait remplacé celle sur laquelle avait batifolé pendant un mois un joyeux groupe de rap. Elle défilait sur les panneaux  devant et dans la gare, après les rillettes allégées Doucepanse et avant les offres incomparables de la banque Picsou, à un rythme rapide et un peu saccadé qui ne laissait aux voyageurs pressés que des impressions subliminales.

 

Mais ce mardi-là Jeanne avait tout son temps.

Une heure qu'elle se morfondait au buffet de la gare, à siroter son 3e petit noir en attendant l'annonce problématique d'un hypothétique train pour Brigues.

 

Autour d'elle le ton montait. Après des semaines de grèves, les naufragés du rail balançaient entre l'accablement et la rage.

Certains semblaient prêts à lyncher un petit syndicaliste nerveux, que quelqu'un avait appelé Marcel, dont la voix rauque   et éraillée trahissait une participation intensive aux meetings et défilés.

Il n'avait pas dormi de la nuit, parce qu'il avait participé au déboulonnage de dix mètres de voies, certes désaffectées, mais ça, il ne s'en vantait pas, l'opération frisait le sabotage, et il avait beau avoir des relations au parti, il y a des actes, fussent-ils héroïques, qui gagnent à rester dans l'ombre.

 

De temps à autre, des vagues parcouraient la foule, qui croyait avoir saisi une annonce salvatrice dans la voix douce mais incompréhensible qui par intermittence sortait des hauts parleurs, comme un ectoplasme sensuel. Ces flux et reflux provoquaient l'essor limité des pigeons insolemment placides.

 

Un monsieur bien mis, le "diplo" sous le bras, s'enquit d'un ton tranchant du service minimum que tous étaient en droit d'exiger.

Marcel le défia en rétorquant que cette disposition était dérogatoire au code du travail.

"Vous desservez votre cause" enchaîna une dame, "par votre mépris des usagers ! Nous n'avons même pas été avisés de la poursuite de la grève."

Marcel s'enferrait   dans ses arguments, et quand un petit rigolo mit les RTT sur le tapis, il préféra s'éloigner, sifflotant pour bien montrer qu'il était parfaitement à l'aise.

 

Le niveau sonore baissa quelques secondes, le temps pour une belle au port de reine dont les bottes souples montaient haut sur des cuisses dorées de se frayer un chemin.

 

"Bande de nuls " hurla un jeune homme qui craquait tout à coup.

 Ce fut le signal de la colère : "Des trains, des trains ! " se mit à scander la foule menaçante, au point que les voiturettes inoxydables des confiseurs et vendeurs de sandwiches se replièrent en hâte vers les arcades moins peuplées. 

 

La foule s'étant déplacée, Jeanne voyait à nouveau le panneau d'affichage, l'annonce pour le concert de musique ancienne, par le trio Ophélie de la Grange : épinette et 2 violes de gambe. Un coup de taux préférentiels, un coup de rillettes allégées. Bougez, disait la pub, le sport et les rillettes sont le secret de la forme

Revoilà Ophélie de la Grange : au programme " adieu mon flûtiau - dans la rosée du matin - ma mie, descendons dans le prez "

(Attention, Kevin ! ma mie, pas Mamie ! dit la dame épuisée au bambin qui, entre deux bruyantes aspirations de coca, ânonnait au vol les rillettes et la viole de gambe).

 

C'est alors que Jeanne n'en crut pas ses yeux, mais oui, l'Ophélie de l'affiche, éthérée et toute de velours vêtue, mais c'est bien sûr, c'est Mathilde Martin, sa bonne grosse vieille copine de collège, sa copine des quatre cents coups, perdue de vue depuis vingt ans!

 Ouah ! s'écria Jeanne, se levant brusquement du tabouret, Mathilde est revenue ! ce qui généra une légère onde de panique chez les pigeons repus.

 

jeu d'écriture,  10 mots imposés, image : la foule (clic)

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