J'avais à peine un an quand Mathilde Toldo, une vague amie de collège de Maman, détecta chez moi des signes indiscutables de précocité, en observant la méthode rigoureuse avec laquelle je  patouillais à main nue  dans ma purée.

Cette découverte propulsa aussitôt Mathilde Toldo au rang de meilleure amie de Maman, qui, dès lors, ne jura plus que par elle.

Au cours d'improbables études de parapsychologie, Mathilde avait commis un mémoire intitulé "le génie par imprégnation", basé sur son intime conviction que la création des synapses cérébrales croit en fonction du nombre des impressions visuelles, fussent-elles subliminales.

Selon ses théories on peut fabriquer un véritable génie, à partir d'un esprit précoce comme le mien, sans lui infliger le moindre entrainement ni enseignement, uniquement par osmose, en proposant à sa vue des éléments de la plus haute tenue.

Papa m'a raconté que les semaines qui suivirent furent consacrées à refaire la déco de ma chambre, jusque-là ornée d'un papier peint de petits chats coquins, intellectuellement affligeants.

Mathilde et Maman, à l'aide de pochoirs, entreprirent de faire courir sous le plafond et à mi-hauteur du mur  les  frises des 100 premières décimales du nombre d'or :

1,618 033 988 749 894 848 204 586 834 365 638 117 720 309 179 805 762 862 135 448 622 705 260 462 189 024 497 072 072 041,

et de celles de pi :

3,141 592 653 589 793 238 462 643 383 279 502 884 197 169 399 375 105 820 974 944 592 307 816 406 286 208 998 628 034 825 342 117 067

(je cite de mémoire, j'espère  ne pas me tromper )

Je ne sais si cela était joli, il ne reste aucune photo de cette époque, ni si le nombre de mes synapses a cru sensiblement plus vite que la courbe normale, mais ce qui est certain est que je m'en tamponnais les couches culottes.

Papa m'a dit que les ribambelles de chiffres n'étaient pas déplaisantes, mais que leur couleur kaki sur fond gris lui semblait de nature à déprimer n'importe quel bébé de  modèle courant. Cependant il  n'osait pas contrarier Maman, que mon ascension vers le génie semblait avoir  enfin sortie d'un méchant et long baby blues.

Les nombres magiques du phi et du pi, censés expliquer le monde et sa beauté, étant donc imprimés passivement dans mes neurones, il importait ensuite  de construire le lien pavlovien qui devait, au cours des années suivantes, m'y relier et maintenir mes synapses sous pression.

Mathilde conseilla donc à Maman que chaque parole, chaque acte de ma vie future soit chiffré, du genre : "veux-tu un trois chatons, Sacha chéri, ou un morceau de quatre quarts ?"

Ma petite bibliothèque/filmothèque, qui devait soutenir Pavlov jusqu'à mon entrée à Polytechnique, (et que j'ai continué à enrichir d'année en année, en souvenir de maman), ne contenait que des titres chiffrés.

Je dois reconnaître d'ailleurs que, même si je ne l'ai que très peu utilisée, elle reste éclectique et divertissante, quoiqu'un peu rétro et souvent en noir et blanc : le facteur sonne toujours 2 fois, le  train sifflera 3 fois, les 3 petits cochons, les 3 mousquetaires, les 4 filles du Dr March, le club des 5, le 6e sens, Blanche Neige et les 7 nains (au fait quelqu'un sait-il où est passée la 7e compagnie ?), 8 femmes, la 9ème porte, les 10 commandements, ocean's eleven, 12 hommes en colère, vendredi 13.

Quand vers sept ans je fus en mesure de parcourir les titres moi-même, je fus saisi d'angoisse devant l'absence, dans ce choix littéraire, des nombres 14 à 20, la liste reprenant avec l’assassin habite au 21, puis sporadiquement la 25 ème heure, 36 quai des orfèvres, Ali Baba et les 40 voleurs, Le tour du monde en 80 jours.

Je n'irai pas au-delà de Pour cent briques t’as plus rien…, puisque (quoique j'aie, encore aujourd'hui, du mal à trouver une logique à ce "puisque") Maman (et je lui en fis amèrement plus d'une fois le reproche), n'avait reproduit au pochoir que les cent premières décimales des nombres magiques, ce qui me prive des mille et une nuits, et  20000 lieues sous les mers.

C'est aux alentours de mes sept ans justement, que ma vie prit un tour inattendu.

Mathilde Toldo conçut subitement une passion tardive mais néanmoins torride pour sa monitrice de chamanisme, et s'envola avec elle pour les steppes de l'Asie centrale, où, comme chacun sait, les vibrations cosmiques sont d'une intensité sans équivalent.

Plantant là Maman et mon génie en devenir.

Retrouvant son courage, Papa résolut alors le baby blues de Maman par les grands moyens : nous déménageâmes dans le sud-ouest, où sa boite lui proposait un reclassement. Il m'inscrivit au club de rugby de Cabressac où j'ai joué demi de mêlée pendant dix ans.

Et aujourd'hui que j'ai 61 ans, quand j'essaie d'évoquer les frises magiques avec les copains de pétanque, ils me traitent de trufandèc 

(réédition)

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