petit conte de la terre et des hommes
20 juil. 2011
C’était il y a des lunes et des lunes.
Quand la forêt allait jusqu’au bout de la terre. Quand les Pieds rouges étaient les enfants de la forêt. Quand la mère forêt les protégeait et les nourrissait.
Bien avant les étrangers, bien avant les machines.
Je ne dis pas, fils, que la vie était douce. La vie n’est jamais douce aux humains. Il y avait la foudre, le froid, les morsures du soleil et du serpent corail.
La vie n’est jamais douce, mais elle peut être charmeuse.
Il y avait l’eau vive où les enfants plongeaient et sur laquelle ils faisaient voguer les écorces, il y avait les rais de soleil qui dansaient sur la peau, il y avait la fête d’actions de grâce pour remercier le cochon sauvage de sa viande savoureuse. Il y avait les arcs en ciel dans l’écume de la cascade. Il y avait, pour accompagner les rêveries collectives, la musique de la pluie ruisselant dans la rainure des feuilles de l’arbre cornet vers les seaux de bambou. Il y avait les bébés ronds et doux dans les hamacs de palme du grand carbet…
Oui, la vie peut être charmeuse. Sinon, qui accepterait de vivre ?
Aponivi, Là où souffle le vent, et Ituha, Chêne vigoureux, étaient nés le même jour, le premier à l’aube, quand le grand ara commence à lancer son cri perçant, l’autre quand le soleil abandonne la clairière. Ces deux petits d’homme, orphelins avant de savoir marcher, furent élevés par leur grand-mère commune, Gavayo, Celle qui sait, tant tannée et cornée qu’elle semblait n’avoir jamais eu d’âge.
Ils apprirent ensemble à patauger dans la boue, puis à faire rebondir sur l’eau des pierres plates là où le torrent s’alanguit ; vite ils surent attraper les poissons furieux à la main, puis au harpon.
Ils aimaient partager leurs jeux avec les autres enfants, mais ils n’étaient jamais si heureux qu’ensemble. Ils étaient inséparables.
L’un d’eux montait-il dans un arbre pour tendre les filets poisseux où s’engluent les oiseaux multicolores que l’autre le suivait. Leur force et leur vitesse étaient égales, et ils se mesuraient en riant dans des courses folles ou dans l’eau.
Vint le jour où les tatouages à l’onoto sur leur corps flexible proclamèrent qu’ils étaient entrés dans l’âge du grand chasseur. Aux dessins géométriques rituels, le vieux Cheveya ajouta un serpent enroulé sur le bras de chacun d’eux, celui qui tend l’arc. Cette image était censée amadouer le serpent rayé qui avait tué leurs pères de l’autre côté du fleuve, avant que le bâton de feu puisse leur porter secours.
Ces deux là étaient plus que des frères.
Et il y eut un soir plus doux que les autres.
Comme à l’habitude les hommes fumaient en silence les feuilles roulées de l’ayito ; les femmes riaient en se tressant les cheveux, un œil sur leur progéniture piaillante. Un délicieux fumet s’échappait d’un cochon sauvage qui finissait de cuire sous la cendre.
C’est alors qu’Aponivi s’aperçut soudain que l’épaule de Chumani, Goutte de rosée, assise devant lui, avait la rondeur et l’éclat des galets quand ils sortent de l’eau. Et du miel coula sur son cœur. Alors qu’il n’avait jamais prêté attention à la petite, il découvrit qu’elle avait les yeux doux et veloutés comme le ventre du frelon, et un sourire qui le chavira.
Elle, bien sûr, savait depuis longtemps qu’arriverait ce moment où il lui prit la main.
Au début, Ituha s’amusa de la langueur qui saisissait son ami, puis il s’irrita de ce que Chumani les suivait partout, retardant leurs joutes ou la chasse, encore qu’elle était aussi habile qu’eux à la pêche à main nue.
Et puis l’envie lui prit de caresser aussi cette fille à la peau douce. Et il arriva que Chumani partagea la natte d’Ituha. Ituha en fut heureux, et elle le fut aussi, de rendre heureux le frère de l’homme qu’elle aimait.
Mais un mal inconnu entra sournoisement dans l’esprit d’Aponivi, de même que le venin du dard du serpent avait pénétré dans le corps de son père. Il devint sombre, ne pouvant plus supporter ni les caresses de Chumani, ni les rires de son ami.
C’était après un grand orage qui avait fait rugir le tonnerre et tordu les arbres. Pour relever leurs pièges, les deux amis se trouvaient au dessus de la cascade tonitruante d’être gonflée de tant de pluie. Il fallait franchir les rochers glissants pour gagner l’autre rive. Ituha marchait devant. C’est alors que le mal qui était entré dans l’esprit d’Aponivi souleva son bras, et ce bras, celui où se tordait le serpent, poussa son ami, son frère, dans les eaux tumultueuses. Il eut le temps de saisir le regard étonné du garçon avant qu’il ne disparaisse dans les tourbillons d’écume rageuse.
Tu veux savoir peut être ce qu’il advint d’Aponivi qui rentra seul au village après le grand orage ?
Personne ne dit rien, pourtant tout le monde savait. Il n’est pas nécessaire de punir celui qui s’est puni lui-même. Le jeune homme s’assit derrière la grande hutte, et n’en bougea plus. La vieille grand-mère racornie, qui avait déjà vu mourir deux générations sous elle, vint lui apporter de la nourriture quelque temps, puis après elle d’autres femmes, mais il finit par ne plus rien manger du tout.
C’est ainsi qu’est né le poison de la jalousie, mon fils, qui ravage tout sur son passage, et d’abord celui qui l’éprouve.