Le conseil d'administration des éditions Graalimare était réuni au grand complet.

 

 

Le grand complet était composé de sept personnes, assises autour de la table ronde de la vieille salle de réunion.

 

Il y avait bien sûr Paul Graalimare, le grand patron, entouré de ses deux âmes damnées, exceptionnellement présentes ensemble pour l'occasion : Apolline et Emma, les assistantes de direction (il en fallait deux car ces dames ne fonctionnaient qu'à mi-temps, et au prix où on les payait, il n'y avait guère d'espoir de les remplacer par une entité unique plus performante).

 

A leur gauche, Charles Edouard Graalimare occupait le meilleur fauteuil, fauteuil  auquel il s'accrochait comme une moule sur son rocher, bien qu'étant en retraite depuis 88 ; mais voilà, il était le père de Paul, et le fondateur de la boite.

 

 

Siégeaient encore  Amélie Yesthomb, auteur qui avait fait les meilleures ventes de 53 à 72, Patrick Domiano, correcteur en chef, et correcteur tout court, car il n'était chef que de lui-même, Marcelle Exelle, gestionnaire.

 

Et ce jour-là on comptait en guest star, Buddy Bugbug, informaticien de passage venu déplanter le vieux Mac de Charles Edouard Graalimare.

 

L'ordre du jour de la réunion était quelque peu délicat, puisqu'il s'agissait ni plus ni moins que de modifier radicalement la ligne directrice de la maison, et Paul Graalimare redoutait les réactions des membres du directoire.

Lui-même n'était pas très affirmé dans ses convictions,

 

 

Mais voilà !!! il allait épouser Camille de Ségur, qui était une ancienne petite fille. Je veux dire une vraie petite fille modèle d'avant la télé.

Une héritière dont la fortune allait  fort à point renflouer Graalimare menacé depuis quelques années par le dépôt de bilan.

Seulement Camille avait grandi dans un château de famille, entre précepteurs et professeur particulier de harpe ; ses nourritures culturelles venaient exclusivement de la bibliothèque du château (classée au patrimoine européen). C'est pourquoi elle avait exigé de son fiancé, et fait ajouter cela comme clause à leur contrat de mariage, que les éditions Graalimare devraient renoncer à publier les BD gore, gothiques, galactiques, robotiques qui constituaient son fonds de commerce, pour se consacrer aux beaux livres, et revenir aux fondamentaux de la littérature jeunesse.

La question de leur illustration par des eaux fortes était encore en suspens.

 

 

Voilà donc les dispositions que Paul Graalimare (qui, par contrat deviendrait bientôt "Graalimare de Ségur") devait annoncer au conseil, et il n'en menait pas large.

Pour gagner un peu de temps il demanda :

- Apolline, tu vas nous chercher du café ?

 

- Si tu en veux, tu y vas toi-même, répondit la dame, qui tenait son aplomb du fait qu'elle était à la fois la nièce de Charles Edouard Graalimare, et la femme du président du syndicat du livre.

 

Paul se tourna alors vers Amélie et lui demanda de résumer l'ordre du jour, ce qu'elle fit, d'un ton pointu destiné à montrer qu'elle n'en était en aucun cas solidaire.

Reposant les feuillets, elle ajouta :

- J'ai pris la liberté d'inviter une personne qui peut grandement nous aider dans la recherche des versions authentiques des contes et légendes. Il est là, il attend dans mon bureau.

- Allez le chercher, Amélie, dit Paul, pas mécontent que l'attention se détourne un instant de lui.

                 

                   

L'homme qui entra fit sensation : cape de cuir, chapeau à large bord qui mettait son regard dans l'ombre, barbe bleu-gris, il ne manquait pas d'allure, bien qu'il semblât impossible de lui attribuer un âge. 

 

- Monsieur ? fit Paul, malgré lui impressionné.

- Gui Merlin, druide.

- Ah, je vois, reprit Paul, sarcastique, et à quel titre pensez-vous nous servir de conseiller ?

Sans se laisser démonter, Gui rejeta sa cape, posa son chapeau sur la fontaine à eau (une avancée significative acquise de haute lutte depuis peu par le personnel), retourna avec nonchalance un fauteuil, et s'y assit à califourchon.

- Il en fait beaucoup, souffla Apolline à Buddy Bugbug, son voisin.

- Je suis druide en effet, reprenait le visiteur, plus précisément DJ au Korrigan Bleu de Pleumeleuc.

 

 

Devant l'air étonné de l'assistance, Merlin expliqua :

- Vous trouvez que "Korrigan bleu" fait  un peu "plouc" ? Que voulez-vous, cela plait aux touristes ; le vrai nom de l'auberge est "ar wennili-garreg", mais personne ne sait le prononcer, surtout au moment de réserver par téléphone, et cela nous faisait perdre des clients.

- Euh, en fait c'est plutôt votre qualité de DJ qui m'étonne un peu, mais poursuivez.

- DJ ? Druide-Jardinier : "druide" pour les séminaires de druiderie du week end, et le reste du temps jardinier à l'office du tourisme de Pleumeleuc.

- Venons-en au fait, jeune homme, grommela Charles Edouard Graalimare, quelque peu excédé par les manières du DJ, et persuadé qu'il se fichait d'eux dans les grandes largeurs. Qu'est ce qui nous prouve que vous êtes réellement druide ? Avez-vous suivi une formation ?

Merlin se leva d'un bon, furieux.

- Je vous chante notre hymne, transmis depuis 38 générations, cela vous convient ? Il se voûta, il avait soudain cent ans,

 

 

et  d'une voix chevrotante il entonna

 

Bavasaka ma sarpata perda

Ma la mancha ma la mancha

Bavasaka ma sarpata perda

Ma la mancha a ravana

 

Paroles difficilement audibles parce que la voix du vieillard était faible, et qu'une voiture de pompiers passait dans la rue "Paim Pont, Paim Pont…"

L'homme se redressa : il avait 30 ans,

 

 

et en riant dit :

- C'est du celte du 5 e siècle, je traduis :

 

Buvons un coup ma serpette est perdue

Mais le manche, mais le manche

Buvons un coup ma serpette est perdue

Mais le manche est revenu…

 

L'hymne de la serpette, j'espère que cela vous suffit, comme preuve ?

- Et c'est tout ce que vous avez à nous proposer comme littérature traditionnelle authentique ?

- Vous allez voir !

Et Merlin tira de sa poche une cassette.

- Je vous confie ceci, mais elle ne sera utilisable qu'après que nous ayons trouvé un accord sur les droits d'auteur, et je vous assure que ça vaut de l'or !!!! Mon agent est dans le couloir, il se chargera de cela...

- Mais de quoi s'agit-il dit Paul, qui commençait à fatiguer.

- C'est l'enregistrement des récits authentiques sur la dame du lac ! Les seuls véritablement transmis de mère en fille depuis les témoins de l'époque.

Je vous explique : chaque samedi se tient une soirée tradition, au Korrigan bleu. Il y vient quelques bardes, deux sœurs chanteuses centenaires, et des conteurs. On y vient de tout le pays, et l'été on refuse du monde. Le clou, ce sont les soirées spéciales de la pleine lune. Là se produisent trois conteuses, dont moi-même je ne connais que le nom. Personne ne sait où elles habitent, ni si elles habitent ensemble.

Elles arrivent toujours à pied par le sentier des marais : Viviane Dulac, Morgane Davalon, et Armelle Uzine, toujours avec ses bottes en serpent. Beaucoup ont essayé de les suivre, tous se sont perdus.

 

 

Après la sortie du DJ Gui Merlin, négligeant les avertissements de celui-ci au sujet de l'utilisation de la cassette, Paul Graalimare se précipita sur le magnétophone.

Mais, (était-ce un sortilège de ce diable d'homme ?) seuls des coassements se firent entendre, qui se déformèrent en borborygmes tandis que la cassette s'autodétruisait…

 

 

 

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