iris de barbouille

le jeu d'écriture consistait, ce jour-là, à caser dans un texte des extraits choisis à l'aveugle dans divers livres. Ces passages obligés sont indiqués par des italiques

 

Anna ne lisait que sur son vélo d'appartement.

Pédaler entre le lavabo et la baignoire, devant un mur aveugle, seul endroit de l'appartement où l'engin hygiénique avait trouvé sa place, lui semblait profondément rébarbatif.

D'où le livre.

A vrai dire, elle n'aimait pas plus lire que pédaler.

Le premier jour, elle avait essayé de mettre le vélo devant la télé. Elle espérait que "les feux de l'amour" lui feraient avaler le pensum. Mais le pédalier faisait un bruit. Un bruit agaçant qui empêchait de saisir les subtilités des dialogues.

On pouvait s'y attendre, avec un engin d'occase. Assez ringard. Parce que Gabriel, un peu radin sur les bords, avait refusé de commander le vélo elliptique que David Douillet proposait aimablement sur les ondes et les écrans. Il avait prédit aux velléités sportives d'Anna une durée trop brève pour justifier un tel investissement.

Voilà pourquoi Anna pédalait dans la salle de bains en essayant de lire "la première nuit", cadeau de Noël de sa sœur Marielle.

Pour essayer de faire passer l'ensemble, elle empruntait en douce le lecteur de Thomas, quand il était au lycée. Mais le rap ne la stimulait pas vraiment, et en quelques jours elle prit en grippe globalement le vélo, le rap et Marc Levy.

 

Avant, elle avait essayé le "vrai "sport. Le mois dernier, en fait. Elle avait persuadé son faux frère Victor (le fils de l'ex de son père) de l'initier aux joies saines du jogging qu'il se vantait de pratiquer le dimanche matin au parc du Pingouin. Mais la seule sortie qu'ils firent ensemble fut catastrophique.

La scène hantait encore les cauchemars d'Anne : ce fut d'abord une pierre qui tomba à un mètre de son pied. Victor se retourna. Au bord de la chaussée aux pavés disjoints, deux types le regardaient, l'air narquois. L'un d'eux se baissa, ramassa un morceau de projectile, et comme s'il jouait au bowling, le lança vers Victor, en contre-bas. Celui-ci fit un bond de côté et, uniquement soucieux de sa petite personne, en bon faux frère qu'il était, il cavala et abandonna carrément Anna aux assaillants. Il se trouvait que ceux-ci n'en voulaient qu'à Victor (Anna ne chercha pas à savoir pourquoi, du fait que depuis elle ne lui adressait plus la parole) et tournèrent les talons en ricanant.

 

          - Je n'arrive à rien, pleurnicha-telle au téléphone à Marielle, si on allait ensemble à la piscine ?

Mais quand Marielle arriva, il pleuvait. Quel ennui. Que reste-t-il à faire un jour férié quand Gabriel est d'astreinte, Thomas en séjour linguistique, et qu'il tombe des cordes,?

               - Ne nous laissons pas abattre décida Marielle. Il te reste du martini et des chips ? Eh bien on va se faire un DVD. Et arrête de gémir ! Après tout, ils ne sont pas si moches, tes bourrelets ! Avec une chemise flottante on ne les voit même pas.

Et tu sais, moi aussi j'ai eu quelques ennuis.

Pour Noël, tu te rappelles, ma belle-mère m'a offert un coffret cadeau "culture et bien être".     

Un spa, un massage. Une série de causeries au Collège de France, tu vois le genre : "éthique et génétique", ou "Immanence et transcendance". Et un trimestre de cours de peinture.

Là ça avait bien commencé, je t'avais même envoyé un SMS. Un prof super beau, Renato... et super nul. Comme prof je veux dire, sinon comme dragueur il se défendait. Il officie dans son propre atelier vraiment chouette, dans une vieille maison, rue des basses eaux.

Dans une cage suspendue à côté de la porte, un perroquet vert et jaune n'arrêtait pas de répéter : " Allez-vous-en ! Allez-vous-en ! Sapristi ! " Il parlait un peu l'espagnol, et aussi une langue que personne ne comprenait. Même pas Renato qui l'avait ramassé à demi-mort sous un banc public. Et il chantait la Paimpolaise avec l'accent du sud-ouest. De ce fait Renato l'avait appelé "Babel".

Je me rappelle fort bien comment je cessai de peindre. Des iris j'avais faits. Super beaux, je t'assure.

J'allais fièrement les poser sur le panneau où le maître nous faisait l'honneur de commenter notre travail chaque soir. Et là le Babel se met à susurrer : "elle est nulle, elle est nulle cette Marielle". Me fais pas croire qu'un volatile peut avoir sa propre appréciation artistique.

Alors j'ai fait un bond félin vers le tableau, saisis un canif dont je me servais quelquefois pour racler ma palette et, à coups répétés, lacérai la toile que j'étais en train de peindre, et ne fus contente que lorsque je l'eus réduite en lambeaux.

Après ça, évidemment mon stage était fini. Enfin, il me reste un massage philippin à l'ananas, et un spa.

Au fait, une conférence au Collège de France, ça te dit ?

 

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