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des ronds dans l'eau

Voilà, il est mort.

Il n'y avait que six personnes lors de sa crémation. Encore que parmi ces six devaient bien se trouver un ou deux employés.

Comme c'est triste, dit la vieille voisine, un homme si bien !

Elle avait connu des temps où le plus humble  mort était quelqu'un, il comptait dans le village : on lui mettait son costume de mariage trop étroit, on drapait sa porte de tentures noir et argent, le bedeau sonnait le glas ; tous les valides, et même les boiteux suivaient son corbillard en petits pas courbés, casquette à la main, en parlant de l'orage qui avait abîmé les récoltes.

C'était au temps des chevaux et des curés.

Est-ce si grave ? qui donc ici-bas, même le plus liké, laisse un trou dans l'eau ? pour certains, une vaguelette, un entrefilet dans le canard local : notre ami, président du club de ceci… de la société de cela…  a fait partie de la fanfare… dans les années soixante. Peu s'en souviennent, qui s'en soucie, en vérité ?

Quelques-uns méritent une entrée dans le dictionnaire, avant que leur notoriété passagère, comme celle du mot biloute, soit balayée par une nouvelle promotion de morts médiatiques.

Plus rares encore, les éminents, qui ont porté bicorne, képi étoilé, montre à gousset et souvent noble barbe ont parfois leur buste dans un square, sur lequel fientent les pigeons.

Pour de bonnes ou de mauvaises raisons, alors que tant de belles âmes restent inconnues à jamais, une poignée flamboie çà et là dans nos mythologies, Ramsès2, Vinci, Colomb, Landru… et nos grands hommes, à qui la patrie reconnaissante dédie des flonflons chaque fois qu'il est nécessaire de requinquer et recadrer le peuple indiscipliné, mais que parfois on déboulonne quand le politiquement correct d'une époque découvre quelque crapotage dans leur biographie.

En vérité, pour le reste du monde, Monsieur B. était mort depuis bien longtemps, transparent depuis qu'il n'avait plus aucun entregent, de plus en plus seul au fur et à mesure que disparaissaient ses contemporains, et qu'il se ratatinait en une vieille branche qui barbait ses descendants.

Autrefois cet homme-là s'était cru important, au sens où il s'était senti utile dans ce qu'il faisait. Il était conseiller municipal, ne manquait aucune réunion, il exerçait une profession respectable : comptable, ou directeur de quelque chose, épicier, ou professeur, décoré de quelques babioles.

Des gens dépendaient de lui, avaient eu besoin de lui : un jour dans la rue un monsieur rose et chauve s'était précipité sur lui et lui avait serré la main avec émotion "ah monsieur B., merci merci, c'est à vous que je dois ma réussite, j'ai aujourd'hui mon propre bar, je n'ai jamais oublié ce que vous m'avez dit un jour en classe : "Robert, deviens ce que tu crois que tu es !"

Ou bien mademoiselle Anna, la souris grise couleur de muraille, depuis toujours entre deux âges, lui avait tendu, rougissante, dans le couloir après son pot de départ, une petite boîte dans laquelle il avait trouvé des boutons de manchette en onyx plaqués or, avec un petit mot "merci pour ces belles années" qui équivalait, sans qu'il s'en doute jamais, à la plus torride des déclarations.

Et surtout, ce comptable, ce directeur de quelque chose, cet épicier, ou ce professeur, avait écrit un roman. Son merveilleux jardin secret, dans lequel il se promenait mentalement quand le temps était gris ; il ne l'avait jamais soumis à personne, mais le simple fait de l'avoir écrit lui semblait glorieux, et l'aidait à vivre. Et ceux-là sans savoir, le regardaient passer… Et puis, un jour, évidemment, il rencontrerait son lecteur. Qui le comprendrait. Pas un de ses descendants indifférents, comme le sont les descendants en général, mais peut être une jeune fille d'antan, du temps des jeunes filles en mousseline.

Du temps des jeunes filles, quoi.

Son roman, qui présentement se trouve en trois exemplaires dans une caisse destinée à la déchetterie, s'appelle Jade, comme son héroïne, et se situe à Saïgon, où Monsieur B. n'avait jamais mis les pieds ; il raconte une histoire d'amour à la madame Butterfly, entre occupant-occupée, tragique parce que seules les amours contrariées font de belles histoires.

Car il avait des rêves plein la tête, ce vieux type qui est mort. Il avait eu une femme, bien sûr, qui avait à merveille rempli ce qu'on attend d'une épouse, attelage solide, maison refuge, et enfants. Tous deux avaient mené des vies parallèles et paisibles, sans jamais rien savoir des rêves de l'autre.

Il n'avait pas été fidèle, bien sûr, c'est ainsi que les hommes vivent ; elle non plus, ce qui l'eût bien étonné s'il l'avait su, n'avait-elle pas tous les accessoires ménagers qu'elle souhaitait ? Il l'a pleurée chaque jour de sa vie sans elle.

Il savait bien qu'il était un homme comme un autre, une mosaïque, incliné au mal, mais disposé au bien, alors il avait fait en sorte de ne jamais se trouver en situation où le crapoteux pouvait faire surface : il lui arrivait de boire en solitaire, les soirs d'angoisse, de lucidité, de vide et de bouillard, mais il avait fui les beuveries fraternelles des 3e mi-temps, des bizutages, les chambrées, les salles de garde, là où la bête immonde casse en ricanant les barreaux de sa cage reptilienne. Alors il n'avait pas suivi ses copains de fac, devenus par la suite de bons pères de famille, médecins et notables respectés, le soir où ils avaient décidé, après la cuite d'anniversaire de Jos, d'aller porter un verre à Marie Lou, la petite caissière du Monoprix qui louait la chambre voisine, et l'avaient violée tous les six. Fort surpris qu'elle ait fait une TS le lendemain, car enfin, elle aimait ça, la petite pute, et bien contents qu'elle n'ait rien dit. Mais lui, Monsieur B., il y a pensé longtemps, à Marie Lou.

Il tournait de l'œil à la vue du sang, mais à son grand étonnement, il s'était découvert physiquement courageux en bien des circonstances. Réformé pour un problème de pied, ou d'œil, (son ulcère, dites-vous ? peut-être bien, je ne sais plus).  Il en avait été mortifié et humilié, mais soulagé de ne pas avoir à aller tuer des gens qui ne lui avaient rien fait, ni mourir pour un fatras d'intérêt privés et d'idées fumeuses qui se faisaient appeler "la France"

Maintenant c'est lui qui est mort. Ce sont des choses qui arrivent.

 Il avait vénéré de Gaulle et  sa maman, bien aimé sa famille,  et passionnément la petite Mado de ses seize ans qui était morte au sana, puis Colette, la femme de son cousin.

Il avait adoré écrire son prénom sur le bord de l'assiette avec des vermicelles alphabet, dévaler à vélo la cote des gris bois, se diluer l'âme dans la houle des blés en herbe et de la mer, il avait essayé d'imiter la nonchalance insolente de Dean Martin, écouté en boucle la mélodie hongroise de Schubert, les Platters, le concerto de Rachmaninoff, le no.2, celui qui commence comme des vagues de chagrin qui montent  à l'assaut de la gorge.

Ou tout autre chose, car monsieur B. était monsieur tout le monde.
 
Mais lui, il avait écrit un roman.
 

Il ne savait pas que c'était la dernière fois qu'il arrosait ses tomates - elles commençaient à rougir - quand "elle" est venue le prendre, comme on dit.

Une dernière pensée lui est venue, peut être saugrenue, (il n'y a que le poète pour faire croire que les dernières pensées sont forcément grandioses) , si ça se trouve c'était un truc du genre "des gamelles melles melles des bidons dons dons"… comme une bulle qui vient crever mollement à la surface du marigot.

Voilà, il est mort, ce vieux qui était en pré-mort depuis si longtemps, et ça ne fait même pas un rond dans l'eau.

ou comment finir au panthéon

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