Perce crâne, le retour

 

                   

                 De sa main osseuse, Leblaireau tourne la dernière des grandes feuilles jaunâtres du " paper board ". Une heure déjà qu'avec son gros feutre noir il relie des cercles par des flèches,  pour nous convaincre  que  cette année va  constituer  un tournant radical pour l'entreprise.

Hélas pour nous, Guy Leblaireau a découvert récemment l'ivresse de la vidéo projection, c'est-à-dire que nous allons avoir droit à la version remastérisée de son exposé, cette fois sur écran, et  au déferlement des histogrammes et camemberts aux couleurs criardes.

J'essaie tant bien que mal de trouver une position confortable sur une chaise qui était déjà dure l’an dernier, et aussi pendant la décennie précédente, mais, visiblement, renouveler le mobilier ne fait pas partie de la planification.

  Studieusement penché sur ma feuille, je crayonne des petits crobars qui n’ont rien à voir avec le sujet du jour : des lignes d’étoiles à 5 branches sans lever le stylo, puis au fur et à mesure que mon cerveau se met en roue libre, des éléments plus ambitieux, des volutes, des clés de sol, des visages, un petit bonhomme rigolard.

Guy Leblaireau (de son vrai nom, Lebénaust, ainsi que l'honnêteté m'oblige à  dire) annonce : 

- Voilà la courbe des résultats des six derniers mois

Et là j'entends une voix qui souffle :

- poil au bras

- vous constatez  un léger fléchissement en août

- poil au genou, fait la voix.

Derrière moi il y a Rosemarie Dambert, je l'identifie à son eau de toilette à la lavande, dont elle use et abuse. C'est  l'assistante de Leblaireau, je suis sûr qu'elle prend des notes avec dévotion, ce ne peut être  elle. D’ailleurs la voix est très jeune, fluette, et la sienne est éraillée  par des années de tabagisme actif. À ma gauche, Dominique Pinson, jeune loup aux dents plus longues que sa compétence. Il n’aurait jamais l’idée de commettre de tels enfantillages. À droite Charlie, notre brave comptable, qui déborde largement de sa chaise, innocent lui aussi puisqu’il chante basse à la chorale de sa paroisse.

- Nous pouvons redresser la tendance, poursuit Leblaireau, j'en suis convaincu.

Ah non, pas celle là, quand même !

Je me  mets à tousser pour essayer de dissuader le trublion, sinon, à tout coup, je vais céder au fou rire, et je pourrai dire adieu à  ma promotion ! Je me connais, je suis un garçon très sensible, les vannes les plus pourries me font hurler de rire.

- t’as eu la frousse, hein ? chantonne  la petite voix.

Et je vois que le bonhomme de mon dessin s’agite sur la feuille. Je m’affole, c’est quoi cette blague ? Je me pince, je suis réveillé, et de plus  je suis parfaitement à jeun

- l’objectif ne sera atteint  qu’à cette condition expresse, assène Leblaireau, dont le ton atteint une  ampleur dramatique.

- poil aux tresses, dit le bonhomme.

Je cache ma bouche  derrière ma main, et souffle :

- mais qui es tu ?

Dominique Pinson, dérangé par mon agitation, me lance un regard noir.

- tu ne me reconnais pas, David ? C’est pourtant toi qui m’as créé il y a plus de 20 ans, tu m’as rappelé, me voici !

Il me rappelle quelque chose en effet… Percecrâne !  Je ne peux le croire, mais au point où j’en suis, je peux bien accepter ça aussi.

 J’ai créé  Percecrâne précisément le jour de mes neuf ans.

Maman avait invité pour l’occasion sa sœur Armelle, et son mari l’infâme Marcel, tueur de lapins, ma cousine Chantal, une pimbêche de première, grand père Albert et Mamie Crapette, ainsi que les nouveaux  voisins Monsieur et Madame Blaise avec  leur fils Patrick, que j’appelais " l’idiot du village ", car, depuis deux  mois qu’il habitait la maison mitoyenne,  il bavait déjà devant ma sœur Christine-La-Cruelle qui voulait devenir actrice. Je m’ennuyais ferme pendant ce repas interminable, où à chaque plat quelqu'un  complimentait Maman, alors que je savais que c’était mamie Crapette qui avait tout préparé. Christine daignait gratifier l’idiot du village de doux et bovins  battements de cils, mais je voyais bien qu’elle s’ennuyait autant que moi, son esprit devait voguer vers Hollywood. Tante Armelle s’extasiait sur le mousseux, or je l’avais vue vider son verre dans le pot du philodendron, profitant  que tout le monde lui tournait le dos pour entonner happy birthday.

 Cette bande d’hypocrites m’insupportait, d’autant que j’étais présentement en train de rater la finale du grand concours de billes organisé par mes meilleurs poteaux, les jumeaux Jim et Jules,  dans la grange du père Camille.

-David, tu n’ouvres pas ta mallette de dessin ? suggéra alors Papa, c’est un si joli cadeau, as-tu remercié Madame Blaise ?

Un matériel de dessin ! à mon âge ! Pourquoi pas un nounours ?

C’est là, alors que je regardais  la feuille de dessin en me demandant qu’en faire,  que l’envie me vint de  pénétrer dans les crânes des gens pour voir ce qu’ils pensent RÉELLEMENT. Et je créais Percecrâne, un petit bonhomme à la bonne bouille ronde ébouriffée, dont un bras se termine par un pas de vis destiné à forer les boites crâniennes.

Et voilà que vingt ans plus tard je ressuscite Percecrâne ! Et maintenant, il parle ! Génial !

Je fais semblant de me moucher et lui dis doucement :

- alors, raconte moi ce que tu vois dans leurs crânes.

- touche moi avec ton index droit et tu le verras

A ma grande surprise, aussitôt des bulles s’élèvent de toutes les têtes, comme dans les bandes dessinées, et personne ne semble s’en émouvoir. Dans chaque bulle je discerne peu à peu des mots, ou des images…

- Cause toujours, je fais mon loto, est écrit dans la bulle de Pablo, notre responsable informatique, qui penche sa belle moustache de guérillero derrière d’épais  dossiers.

- Profites en, salopard, apparaît dans celle de Pinson, attends que je te lance mon OPA, je vais t’écrabouiller…

qu’est ce qu’elle est en train de me mijoter  pour ce soir, ma Lolotte ? s’épanouit au dessus de la tête du gros  Charlie.

Pas mal de steaks bleus et de canettes de bière  dans les bulles des collègues masculins, sauf  dans celle de Jean Jacques M. que la bienséance m'interdit de décrire.

Des haches de guerre dégoulinantes de sang dans celles zébrées d'éclairs des deux petites secrétaires qui se regardent en souriant.

Je ne vois pas la bulle de Rosemarie, mais j'entends comme un souffle porté par un effluve de  lavande qui m'arrive  de derrière "Guy, Guy, oh, Guy, Guy…."

Surprenant : dans la bulle de Guy Leblaireau, pas un mot, rien que des courbes qui montent, qui descendent, qui montent, qui descendent….

- Oh Leblaireau, crie Monsieur Montalembourre, le PDG, excusez-moi, je veux dire  Lebéneaust, ça va ? Vous êtes tout pâle mon vieux, reposez vous un peu !  Martineau, amenez une chaise à monsieur Lebénaust !

Dans ma précipitation, ma feuille  glisse sous l'estrade. Adieu Percecrâne,  je ne saurai jamais ce qu'il y avait dans la tête du PDG.  

 

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