"Il y a des gens malheureux. Beaucoup maudissent le hasard qui les a fait sortir de ce néant où personne ne souffre jamais. Les enfants que je n'ai pas eus, disait Cioran, ne savent pas tout ce qu'ils me doivent.

 Et déjà l'Ecclésiaste : J'ai préféré l'état des morts à celui des vivants ; et j'ai estimé plus heureux celui qui n'est pas né encore et n'a pas vu les maux qui sont sous le soleil."  

Jean d' Ormesson, Comme un chant d'espérance

 

Le Livre de l’intranquillité. Bernardo Soares

Quelle angoisse quand je sens, quel malaise quand je pense, quelle inutilité quand je veux…

Je me trouve aujourd’hui au fond d’une dépression sans fond. L’absurdité de l’expression parlera pour moi.

             Je suis dans un de ces jours où je n’ai jamais eu d’avenir. Il n’y a qu’un présent immobile, encerclé d’un mur d’angoisse. La rive d’en face du fleuve n’est jamais, puisqu’elle se trouve en face, la rive de ce côté-ci ; c’est là toute la raison de mes souffrances. Il est des bateaux qui aborderont à bien des ports, mais aucun n’abordera à celui où la vie cesse de faire souffrir, et il n’est pas de quai où l’on puisse oublier. Tout cela s’est passé voici bien longtemps, mais ma tristesse est plus ancienne encore.

En ces jours de l’âme comme celui que je vis aujourd’hui, je sens, avec toute la conscience de mon corps, combien je suis l’enfant douloureux malmené par la vie. On m’a mis dans un coin, d’où j’entends les autres jouer. Je sens dans mes mains le jouet cassé qu’on m’a donné, ironiquement, un jouet de fer-blanc. Aujourd’hui 14 mars, à neuf heures dix du soir, voilà toute la saveur de ma vie.

Dans le jardin que j’aperçois, par les fenêtres silencieuses de mon incarcération, on a lancé toutes les balançoires par-dessus les branches, d’où elles pendent maintenant ; elles sont enroulées tout là-haut ; ainsi l’idée d’une fuite imaginaire ne peut même pas s’aider des balançoires, pour me faire passer le temps.

Tel est plus ou moins, mais sans style, mon état d’âme en ce moment. Je suis comme La Veilleuse du Marin, les yeux me brûlent d’avoir pensé à pleurer. La vie me fait mal à petit bruit, à petites gorgées, par les interstices. Tout cela est imprimé en caractères tout petits, dans un livre dont la brochure se défait déjà.

Si ce n’était à vous, mon ami, que j’écris en ce moment, il me faudrait jurer que cette lettre est sincère, et que toutes ces choses, reliées historiquement entre elles, sont sorties spontanément de ce que je me sens vivre. Mais vous sentirez bien que cette tragédie irreprésentable est d’une réalité à couper au couteau -toute pleine d’ici et de maintenant, et qu’elle se passe dans mon âme comme le vert monte dans les feuilles.

Voilà pourquoi le Prince ne régna point. Cette phrase est totalement absurde. Mais je sens en ce moment que les phrases absurdes donnent une intense envie de pleurer…

Cela n’est pas vraiment la folie, mais la folie doit procurer un abandon à cela même dont on souffre, un plaisir, astucieusement savouré, des cahots de l’âme -peu différents de ceux que j’éprouve maintenant.

Sentir - de quelle couleur cela peut-il être ?

 

Bernardo Soares est l'un des quelque 70 hétéronymes de Fernando Pessoa

au sujet  des hétéronymes de Pessoa, voir ici

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