l'anniversaire de Ginette
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Quand Ginette ouvre l'œil, le soleil qui filtre entre les lattes de la persienne décore déjà de lignes de pointillés d'or le couvre lit en boutis rose indien.
- Tiens, me r'voilà,  pense-t-elle, comme chaque jour.
Elle glisse dans ses vieux chaussons ; sur le miroir du couloir elle croise son reflet, un  peu hirsute, silhouette frêle dans la longue chemise de nuit immaculée.
- Salut, vieille peau, lui dit- elle affectueusement.
 
Maintenant elle trempe des petits beurres dans du café soluble. Elle adore laisser se courber le biscuit ramolli et le rattraper in extremis avant qu'il ne s'écroule dans le café.
Elle a allumé la radio, pour prendre sa ration de mauvaises nouvelles, comme une potion obligatoire,  pour rester connectée au monde.
Quand le type de la mat' mut' intervient, elle dit : "ta gueule" et rit de la liberté qu'elle a maintenant  d'être vulgaire si cela lui chante.
 
Elle zappe sur "radio belles années". Tout en faisant sa toilette avec ce délicieux  savon mauve à la lavande,  elle chante en même temps que le poste " Les vaches rousses, blanches et noires sur lesquelles tombe la pluie, et les cerisiers blancs made in Normandie "
Avant de passer sa petite robe chemisier bleue, elle esquisse quelques cercles de bras, lève les genoux deux ou trois fois, toujours chantonnant : Comment ne pas perdre la tête, serré par des bras audacieux,  car l'on croit toujours aux doux mots d'amour  quand ils sont dits avec les yeux…
 
On gratte à la porte :
-madame Ginette, c'est mardi, je vous ramène un boulot bien cuit comme d'habitude?
- oui, merci Anna,  veux-tu aussi me prendre un petit bifteck dans le filet, s'il te plait?
Carrément ! filet et coquillettes, comme un dimanche !
 
Quand Anna revient :
- Tu as bien une minute, Anna, pour un petit apéro, veux-tu m'aider s'il te plait, débouche cette bouteille de Sauternes, c'est mon anniversaire.
- C'est la grande vie, dites donc,  madame Ginette ! Mais c'est pas tout ça, Anna doit filer prendre les  enfants à l'école, déjà que la maitresse a râlé hier pour dix minutes de retard !
 
Le Sauternes donne une idée à Ginette, elle ouvre le petit congélateur ; le tiroir du haut est bourré  de trésors : trois  boîtes d'amuse gueules raffinés, une douzaine de bouchées au foie gras et autant de mini bûches glacées, les provisions qu'elle avait faites pour noël dernier, au cas où les enfants seraient passés.
Elle rafle tout le rayon  et met à dégeler les victuailles sur un plateau.
 
Maintenant elle déguste les coquillettes avec un petit morceau de beurre qui fond dessus,  en regardant les feux de l'amour, ça lui donne le tournis,  elle ne sait plus qui est avec qui.  Débile, dit-elle tout haut, mais elle regarde quand même jusqu'au bout.
 
Maintenant elle passe  le balai ; ensuite, avec un mélange 1/3 vinaigre blanc 2/3 eau, et une éponge naturelle, elle lave une à une les feuilles du caoutchouc pour les faire briller, il se plait vraiment ici, il est superbe.
 
Maintenant elle ouvre le coffret cartonné sur la table basse, "les chefs d'œuvre du cinéma romanesque"  achetés en quatre fois sans frais sur "les années d'or" : Rebecca, les oiseaux se cachent pour mourir, autant en emporte le vent…" Elle les connait tous par cœur…
Tiens, oui, “autant en emporte le vent”, ça fera l'après-midi.
Elle s'installe avec délices dans le relax en velours vert . Elle souffle leurs répliques  à Scarlett O'Hara et Mama : Prenez pas froid ma’am Sca'lett, taratata… j'y penserai demain…
Atlanta est en flamme quand le téléphone sonne. Pause.
 
- Fabrice ?... C'est pas Fabrice ?... Mathias ? …Eh ben, ils en ont du personnel au service seniors !... Cette semaine ça sera pas nécessaire d'appeler, mon petit… Oui, oui… Toute la semaine, oui… Non, pas dans la famille, non, je vais faire un stage de parapente... à Annecy…Merci beaucoup, Mathias, à vous aussi.
 
Elle rit encore en pensant à la tête que doit faire  Mathias, tout en  relançant le film.
Le soir tombe, et rien à faire, Rhett Butler quitte toujours Scarlett. Ginette verse une larme, comme chaque fois. Elle sait bien que les grandes amours sont forcément tragiques. Les ménages popote ne font pas de beaux films, et ça l'amuse de penser à une enseigne du genre : " à la belle bottine, chez Scarlett et Rhett"...
 
Il fait encore doux dans cette arrière-saison,  la fenêtre sur le balcon entrouverte laisse monter les bruits assourdis familiers de la rue six étages plus bas.
Les denrées fines sont dégelées, elle les dispose sur le plat à gâteau de la Tante Fernande, en porcelaine blanche, crènelé, décoré de petites roses, prend la bouteille de sauternes et un verre du dimanche, et pose le tout  sur le guéridon du balcon. 
Outre la petite table et deux chaises en fer forgé laqué, il y a sur celui-ci un joli meuble en forme d' escalier semi circulaire, bois rouge et fer forgé, à trois marches, sur lesquelles il y avait des fleurs jusqu'à l'été dernier.
 
Avant de s'installer, elle lance le concerto pour clarinette de Mozart. Elle s' assoit devant les lumières de la ville, dans la douceur du soir, le luxe, et Mozart ; elle ferme les yeux,  "j'avais une ferme en Afrique..."
Le repas est délectable, elle finit la bouteille, le monde est merveilleux.
 
Mozart s'est tu.
Elle monte les marches de l'escalier porte-fleurs, s'assoit sur la rambarde. 
En contre bas des milliers d'oiseaux palpitent et piaillent dans les feuillages des arbres dorés par les réverbères…
Que la vie est belle, pense-t-elle en basculant dans le vide.
 
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en écho, un magnifique texte de Mamzelle Jeanne, ici clic
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