Si un jour notre pauvre planète n'est plus qu'un astre mort, il restera forcément, il devra rester, il ne peut que rester, flamboyant et brûlant, quelque part dans un panthéon galactique,  le souvenir fervent de notre jeunesse.

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il arrive que le film soit merveilleusement fidèle

au livre dont il s'inspire

Le Guépard de Giuseppe Tomasi di Lampedusa , film de Lucchino Visconti

 

 

 ...La salle de bal était toute d'or : lisse sur les corniches, tarabiscoté aux chambranles, damasquiné clair presque argenté sur des teintes moins claires sur les portes et sur les volets qui fermaient les fenêtres et les annulaient conférant ainsi au décor une orgueilleuse signification d'écrin qui excluait toute référence à l'extérieur indigne. Ce n'était pas la dorure voyante qu'étalent aujourd'hui les décorateurs, mais un or usé, aussi pâle que les cheveux de certaines fillettes du Nord, s'attachant à cacher sa valeur sous une pudeur désormais perdue de matière précieuse pour montrer sa beauté et faire oublier son prix ; çà et là sur les panneaux des nœuds de fleurs rococo d'une couleur si passée qu'elle ne semblait qu'une rougeur éphémère due aux reflets des lustres…./// Au plafond les Dieux, penchés sur leurs sièges dorés, regardaient en bas, souriants et inexorables comme le ciel d'été. Ils se croyaient éternels : une bombe fabriquée à Pittsburgh, Penn., leur prouverait le contraire en 1943....

 


«C'est beau, don Calogero, c'est beau. Mais ce qui dépasse tout ce sont nos deux enfants.»

Angelica et Tancredi passaient en ce moment devant eux, la main droite gantée du jeune homme posée à la hauteur de la taille d'Angelica, les bras tendus et entrelacés, les yeux de chacun fixés dans ceux de l'autre. Le noir du frac, le rose de la robe, mêlés, formaient un étrange bijou. Ils offraient le plus pathétique des spectacles, celui de deux très jeunes amoureux qui dansent ensemble, aveugles à leurs défauts respectifs, sourds aux avertissements du destin, dans l'illusion que tout le chemin de la vie sera aussi lisse que les dalles du salon, acteurs inconscients qu'un metteur en scène fait jouer dans les rôles de Roméo et Juliette en cachant la crypte et le poison, déjà prévus dans l’œuvre. Ni l'un ni l'autre n'était bon, chacun était plein de calculs, gros de visées secrètes ; mais ils étaient tous les deux aimables et émouvants tandis que leurs ambitions, peu limpides mais ingénues, étaient effacées par les mots de joyeuse tendresse qu'il lui murmurait à l'oreille, par le parfum de ses cheveux à elle, par l'étreinte réciproque de leurs corps destinés à mourir...

 

 

Le couple Angelica - Don Fabrizio fit une impression magnifique. Les grands pieds du Prince bougeaient avec une délicatesse surprenante et jamais les escarpins de satin de sa cavalière ne coururent le danger d'être effleurés ; sa grande patte la serrait à la taille avec une fermeté vigoureuse, son menton prenait appui sur l'onde léthéenne des cheveux d'Angelica. Du décolleté de celle-ci montait un parfum de bouquet à la Maréchale, un arôme surtout de peau jeune et lisse. Une phrase de Tumeo lui revint en mémoire : "Ses draps doivent avoir le parfum du paradis." Phrase inconvenante, phrase grossière ; exacte pourtant. Ce Tancredi...

 

 

  Il se mit à regarder un tableau qui se trouvait en face de lui : c’était une bonne copie de La mort du Juste de Greuze. Le vieillard était dans son lit en train d’expirer, dans du linge bouffant et très propre, entouré de petits-fils affligés et de petites-filles qui levaient les bras vers le plafond. Les jeunes filles étaient jolies, provocantes, le désordre de leurs vêtements suggérait plutôt le libertinage que la douleur ; on comprenait tout de suite qu’elles étaient le véritable sujet du tableau. (…) Tout de suite après il se demanda si sa propre mort ressemblerait à celle-là : probablement que oui, sauf que le linge serait moins impeccable (il le savait bien, les draps des agonisants sont toujours sales : la bave, les déjections, les taches de médicaments…) et qu’il était souhaitable que Concetta, Carolina et les autres soient habillées plus décemment. Mais, dans l’ensemble, la même chose. Comme toujours, les considérations sur sa propre mort le rassérénaient autant que celles sur la mort des autres l’avaient troublé ; peut-être parce que, en fin de compte, sa mort était en premier lieu celle du monde entier ?

 

 

Mais quelle tristesse, aussi : cette chair jeune trop tripotée, cette impudeur résignée ; et lui-même, qu'est-ce qu'il était ? un porc, et rien d'autre. Un vers qu'il avait lu par hasard dans une librairie à Paris, en feuilletant un volume, lui revint à l'esprit, il ne savait plus de qui, un de cette fournée de poètes que la France produit et oublie chaque semaine *

Il revoyait la pile jaune citron des exemplaires invendus, la page, une page au chiffre pair, et réentendait les vers qui servaient à conclure une poésie farfelue :

Seigneur, donnez-moi la force et le courage

De regarder mon cœur et mon corps sans dégoût

* Il s'agit de Baudelaire !!!!! (Un voyage à Cythère)

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